Carnets de JLK

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AMERICA FIRST.- Est-ce un coup de tonnerre ou un pétard mouillé? Guillotine ou tremplin ? La dernière arnaque du fortiche ou l’annonce d’un K.O. couché ? Après tant de crânes mensonges, que croire ? C’est à quoi je pense ce matin sans Schadenfreude à la chinoise, me demandant juste si le cas rapporté en Chine, précisément, ou au Kremlin de Poutine, eut bénéficié d’une aussi prompte et publicité mondialeDonald n’aurait pas de secret ? Mais n’est-ce pas sa botte de battant et ne va-t-il pas retourner la situation à la manière de son clone brésilien, en plus impérial ? Ou mise-t-il sur un nouveau look « trop humain » qui force la compassion de circonstance ? À un mois de la vérité sortant, chiche, de la bouche des urnes, ces questions donnent plus de piquant au feuilleton.Or justement, je regardais hier soir les derniers épisodes des épatantes Chroniques de San Francisco, d’après Armistead Maupin, dont toutes les vérités mises à jour, avec beaucoup de finesse sensible dans l’observation, reposent sur un mensonge secrètement gardé par la protagoniste Anna Madrigal, transgenre adorable dans son rôle de mère de substitution d’une petit communauté déjantée - tout à fait ce que les Proud Boys de Donald écrasraient de mépris; et s’agissant de mépris, je me rappelle ce que me disait un soir Alexandre Zinoviev à propos de l’idéologue stalinien le plus abject qu’était Mikhaïl Souslov: qu’il était juste assez humain en fin de compte, pour être digne de mépris. En dira-t-on autant de Trump ?À la Maison bleue, ce samedi 3 octobre . - Le château gonflable dressé ces jours à côté du marché couvert de Montreux est ce matin tout raplapla pour cause de pluie battante. Plus américain que cette immense baudruche à tourelles et toboggans, tu meurs, mais il en faudra plus pour désespérer les kids vu que les pluies ne font que passer, comme les années de notre petit avant-dernier qui fêtait hier ses trois ans - happy Birthday little Tony !LE DIABLE TOUT LE TEMPS.- On pense aussitôt à l’univers de la géniale Flannery o’Connor en découvrant l’Amérique profonde de bigots cinglés et de tueurs en série tarés du nouveau film d’Antonio Campos tiré du roman éponyme de Donald Ray Pollock (qui fait d’ailleurs office de narrateur en voix off), on se dit que c’est là une réalisation tout à fait exceptionnelle, par rapport à la production actuelle (et notamment celle que propose la plateforme de Netflix où le film est diffusé), on se rappelle plus précisément Le Malin de John Huston, précisément tiré d’un roman de Flannery, et de fait c’est de la grande et belle ouvrage, avec une représentation très crédible des années 50-60 en ces rudes et prudes contrées de l’Ohio de Knockemstiff, à quoi s’ajoute une interprétation de haute volée (avec Tom Holland incarnant Alvin le jeune justicier désespéré, et Robert Pattinson en prédicateur pervers style télévangéliste à voiture clinquante ), bref tout ça ferait presque un grand film à la John Ford si ce n’était, finalement, qu’une réplique de chef-d’œuvre américain.À quoi cela tient-il ? À l’excès de violence limite « gore », avec les deux crucifixions du jeune Marine torturé par les Japonais (scène de guerre affreuse qui fait basculer le père d’Alvin dans la paranoïa mystique) et le sacrifice du chien d’Alvin ? Mais Sam Peckinpah est allé aussi loin dans l’horreur…Au tour un peu trop schématique des personnages, ou à quelque chose de « déjà vu » ? Je ne sais trop, mais si les effets « physiques » de ce que Peter Sloterdijk appelle la « folie de Dieu » y sont bel et bien, me manque tout de même quelque chose de « métaphysique » qui fonde le regard de Flannery O’Connor et qu’on retrouve dans certains films de Ford, de Robert Aldrich ou de Mankiewicz, notamment, ou dans les romans de Cormac McCarthy et de Pollock lui-même… Deux expositions conjointes, et la publication d’une biographie magistrale, entre autres marques de reconnaissance, célèbrent la mémoire d’un grand témoin du terrible XXe siècle, peintre et écrivain, qui fut aussi un homme de cœur et de cran, humble et lumineux.Cela pourrait commencer par la rencontre, dans le reflet d’une vitrine où leurs images se superposent, d’un écolier polonais d’une douzaine d’années et d’un soldat en uniforme. Le petit lascar se prénommerait Athanase, et le troufion Joseph. J’ai capté l’image de cette rencontre sur mon smartphone à Cracovie, en avril 2016, dans le petit musée flambant neuf dédié à la mémoire du peintre et écrivain Joseph Czapski, annexe du Musée national qui venait d’être inaugurée deux jours plus tôt en présence, notamment, de l’«historique» Adam Michnik et du poète Adam Zagajewski, du cinéaste Andrzej Wajda et de la philosophe suisse Jeanne Hersch - quatre amis fameux du «héros» du jour décédé à 97 ans le 12 janvier 1993 à Maisons-Laffitte où il était exilé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. J’ignore en quels termes le prof de Tadzio a présenté Czapski à celui-ci et à la quinzaine d’écoliers qui se trouvaient ce jour-là en ce «lieu de mémoire», mais la rencontre dont témoigne ma petite image revêt à mes yeux une valeur symbolique, à valeur de reconnaissance.Cette reconnaissance est le sentiment profond que j’éprouve moi-même au souvenir des mes quelques rencontres, inoubliables, passées avec Czapski dans sa soupente-atelier de la région parisienne, à Lausanne où avait paru l’un de ses ouvrages majeurs (Terre inhumaine, en première édition à L’Âge d’Homme) et où se tint la première exposition de ses œuvres récentes, ou à Chexbres dans la galerie de Barbara et Richard Aeschlimann qui furent ses amis et les défenseurs suisses les plus fidèles et vaillants de son oeuvre.Or cette reconnaissance est aujourd’hui largement partagée et surtout amplifiée, non seulement en Pologne où Czapski fait figure de héros national sans qu’il l’eut jamais cherché – lors de mon séjour à Cracovie, d’immenses photos de lui étaient placardées sur les murs de la ville – mais en Suisse et à Paris où ont paru plus de quinze ouvrages (de lui ou sur lui) qui permettent d’apprécier, par delà son aura de figure historique, son rayonnement de peintre et d’écrivain. Ce 3 octobre, à Montricher, à l’enseigne de la Fondation jan Michalski, en marge d’une exposition consacrée aux écrits de Joseph Czapski, sera présentée la première grande biographie témoignant de sa traversée du siècle par le peintre et essayiste américain Eric Karpeles représentant, précisément, un acte de reconnaissance exceptionnel en cela que l’auteur a sillonné la Pologne, la Russie, la France et la Suisse en quête de détails relatifs à la vie et au développement de l’œuvre de ce pair artiste qu’il n’a pas connu lui-même de son vivant mais découvert et passionnément aimé à la découverte des ses tableaux. Cette somme biographique intitulée Joseph Czapski, L’art et le vie, paraît en traduction aux éditions Noir sur Blanc où ont déjà paru plusieurs livres de Czapski lui-même, mais Eric Karpeles n’en est pas resté là, publiant l’an dernier, à Londres, chez Thames Hudson, un somptueux livre d’art très richement illustré qui nous permet d’entrer littéralement «dans la peinture» de Czapski, avec un ensemble unique de reproductions en couleurs recouvrant les cinq dernières décennies du XXe siècle – une grand partie de l’œuvre antérieure à la guerre ayant été détruite.«Une destinée européenne», dirait le prof à ses écoliers… Un étage du petit musée de Cracovie est consacré à la traversée «historique» du XXe siècle par Joseph Czapski, et l’étage d’en dessus à son œuvre de peintre et d’écrivain, avec une pièce reproduisant à l’identique sa chambre de l’Institut polonais de Maisons-Laffitte avec, sur un long rayon, les cahiers toilés de son immense journal.Or, déambulant en ce lieu, je me demandais en quels termes le prof de Tadzio et de ses camarades aura présenté leur (très) grand compatriote (pas loin de deux mètres, le fringant échassier…), pacifiste de cœur mais héros médaillé de la Grande Guerre pour un fait d’armes surréaliste, engagé une seconde fois dans l’armée du général Anders et prisonnier de guerre des Soviétiques qui massacrèrent des milliers de ses camarades, échappé de justesse au crime de masse de Katyn et premier témoin de l’archipel du Goulag avant un périple inimaginable à travers les déserts d’Irak et de Palestine, la remontée en Italie et la bataille mythique de Monte Cassino, jusqu’au moment d’apprendre la forfaiture des Alliés livrant la Pologne à Staline , etc.Dans mon optimisme indéfectible, sans préjuger des raccourcis d’un cours d’histoire prodigués à des ados addicts à je ne sais quelles applis et autres jeux vidéos, je me disais qu’un jour, peut-être, Tadzio et ses camarades se rappelleront cette visite et tomberont sur la version polonaise de la biographie d’Eric Karpeles initialement parue en anglais, où tout (ou presque) est dit à la fois de l’homme, du citoyen solidaire et de l’artiste. Le prof de 2016 aura parlé, peut-être, de la «destinée européenne» de Joseph Czapski, honorant la «Pologne éternelle» dite aussi «Christ des nations», grands mots un peu abstraits pour des mômes nés après la chute du rideau de fer. Mais les livres du bon Józef resteront à découvrir par les kids, ses livres et ses tableaux dont certains, peints par un octogénaire, ont la vigueur expressive et la fraîcheur des «jeunes sauvages» de son époque…La Maison des Arts de Chexbres: foyer de reconnaissance Au musée Czapski de Cracovie, comme dans les salles du plus solennel Musée national, un bon nombre des œuvres du peintre ont été offertes au patrimoine polonais par Barbara et Richard Aeschlimann, dont le soutien à l’artiste s’est manifesté dès les années 70, d’abord à l’enseigne de la galerie Plexus, à Chexbres, et ensuite dans la plus vaste Maison des Arts.Artiste et écrivain lui-même, notre ami Richard, et son épouse bénéficiant d’une fortune familiale appréciable, ont fait œuvre de mécènes éclairés en présentant très régulièrement les nouvelles toiles du peintres et en lui attirant assez de collectionneurs pour que la première rétrospective des œuvres de l’exilé en Pologne soit présentée, en 1986, avec le sous-titre «Joseph Czapski dans les collections suisses». Dans sa biographie monumentale (plus de 500 pages et un superbe cahier d’illustrations), Eric Karpeles rend l’hommage qui se doit aux Aeschlimann et caractérise magnifiquement, en peintre de métier, ce qui fait l’originalité largement méconnue de Czapski en un temps où «l’hystérie du monde de l’art contemporain, avec son addiction à l’hyperbole et sa prédisposition à la superficialité, reflète une culture dans laquelle l’importance esthétique se mesure à la valeur financière bien plus que l’inverse». Ainsi, lorsqu’une prestigieuse galerie allemande proposa aux Aeschlimann de présenter l’artiste à condition que ses prix soient multipliés par dix pour satisfaire aux normes du marché de l’art, les galeristes et Czapski lui-même se refusèrent-ils à cette surenchère artificielle.Est-ce dire que cette peinture ne soit pas «contemporaine» du fait qu’elle n’a jamais été «abstraite», conforme à telle ou telle doctrine «avant-gardiste», réfractaire autant au «conceptualisme» qu’au «minimalisme», coupable de penchants «réactionnaires»?Absolument pas. Au contraire, et dès ses jeunes années, lors d’un premier séjour à Paris, Czapski n’aura cessé d’être opposé à tous les conformismes d’écoles, pour tracer son chemin personnel dans la double lignée de Cézanne (fidélité à la nature) et de Van Gogh (force de l’émotion) ou plus encore de Bonnard (liesse de la couleur) et de Soutine (véhémence de l’expression), avec une touche unique et des thèmes qui lui seront propres: solitude des êtres dans la grande ville (petit théâtre quotidien du café ou de la rue, des trains ou du métro), beauté des choses simples qui nous entourent (objets et bouquets, visages ou paysages) expression sans relâche (dessins à foison dans un journal illustré de plus de 200 volumes) du poids du monde et du chant du monde. Contre toute idéologie: les réalités de la beauté et de la bontéSi la touche du peintre Czapski est unique, celle de l’écrivain ne l’est pas moins, qui est à la fois d’un mémorialiste-reporter, d’un critique d’art pur de tout jargon, d’un sourcier de pensée sans rien du maître à penser, enfin d’un lecteur du monde dont l’écriture et la peinture ne cessent de communiquer entre elles et de féconder les observations quotidiennes dont témoigne son journal.A cet égard, les deux expositions à voir dès ces jours prochains à Chexbres et Montricher, autant que les deux grands livres paraissant en même temps (la bio de Karpeles et une nouvelle version augmentée de Terre inhumaine) reflètent parfaitement la démarche «polyphonique» qui caractérise la vie et l’œuvre de Czapski. Ce rejeton de la grande aristocratie européenne, dont le très digne précepteur eût aimé faire un Monsieur stylé, n’a cessé d’en faire qu’à sa tête et selon son cœur et son esprit curieux de tout: tolstoïen en sa prime jeunesse (comme en témoigne une lettre de Romain Rolland) confrontée aux violences de la révolution bolchévique autant qu’aux inégalités du régime tsariste, préférant la voie des beaux-arts au lieu de poursuivre ses premières études de droit et débarquant dans le Paris mythique de Montparnasse et de Picasso, engagé sans armes dans les deux boucheries du vingtième siècle, racontant la Recherche du temps perdu de Marcel Proust à ses camarades prisonniers des Soviets dont beaucoup finiraient d’une balle dans la nuque, voué pendant cinquante ans au rétablissement d’une vérité longtemps occultée (le massacre de Katyn faussement attribué aux nazis), participant en son exil parisien à l’animation de la revue Kultura devenue le centre de la résistance intellectuelle à l’oppression communiste – tout cela dont témoignent ses livres, de Terre inhumaine (la recherche de ses camarades disparus dans le goulag) à Souvenirs de Starobielsk et Tumulte et spectres (les tribulations du prisonnier et les passions partagées du lecteur-écrivain), Proust contre la déchéance(ses conférences du camp de Griazowietz) ou encore L’œil (ses essais sur la peinture), notamment.Un jour que je lui rendais visite à Maisons-Laffitte, où je lui apportai le rituel saucisson lyonnais marqué Jésus (!) qu’il appréciait particulièrement, après que je lui eus fait ,la lecture (il était à peu près aveugle) de la nouvelle de Tchekhov intitulée L’étudiant, Czapski me résuma sa croyance peu dogmatique en affirmant que, pour lui, la religion se résumait à l’histoire de la bonté, punkt schluss – il parlait aussi bien l’allemand que le français, le russe et le polonais. Sa petite voix haut perchée m’évoquait celle d’un vieil enfant éternel, telle que se la rappellent ses innombrables amis défilant dans sa soupente de Maisons-Laffitte (du Nobel de littérature Czeslaw Milosz au jeune poète Zagajewski qui voyait en lui un mentor, auquel il rendra d’ailleurs hommage ces jours à Montricher) ou partageant les soirées de Chexbres ou de son ami Dimitri sur les hauts de Lausanne.Le 13 janvier 1993, par téléphone et d’une voix à la fois triste et sereine, notre amie Floristella Stephani, conjointe artiste de Thierry Vernet (autre ami peintre de longue date), nous apprit la mort paisible de Joseph Czapski, endormi la veille «comme un enfant»… Avec le recul, je me refuse de penser à Czapski comme à un héros national, au dam de toute récupération chauvine actuelle, et moins encore à un saint genre «subito». Mais il y avait chez lui, sûrement, du juste épris de beauté et de bonté. Eric Karpeles. Joseph Czapski, L’Art et la vie. Traduit de l’anglais par Odile Demange. Nombreuses illustrations. Noir sur Blanc, 569p, 2020.Joseph Czapski. Terre inhumaine. Traduit du polonais par Maria Adela Bohomolec et l’auteur. Nouvelles préface de Timothy Snyder. Noir sur Blanc, 438p. 2020.Expositions: Joseph Czapski, peintre et écrivain. Fondation Jan Michalski pour l’écriture er la littérature. Montricher, du 3 octobre au 17 janvier. Détails pratiques: info@fondation-janmichalski.chJoseph Czapski, l’existence dans la peinture (une cinquantaine de toiles et un choix important de dessins). Maison des Arts Plexus, Chexbres, du 3 octobre au 17 janvier. Visites sur rendez-vous, tel. 021 946. 28.30 Joseph Czapksi en dates1896. - 3 avril. Naissance de à Prague. Passe son enfance en actuelle Biélorussie.1902. – Mort de sa mère1909-1916. – Séjour à Saint-Pétersbourg, bac et début d’études de droit1916-17. - Mobilisé en octobre. Quitte l’armée pour participer à une communauté pacifiste, à Pétrograd, pendant la famine et la terreur du premier hiver bolchévique.1919. - revient en Pologne et participe en simple soldat sans armes à la guerre russo-polonaise. Médaillé pour acte de bravoure.1921 .- Entrée à l’académie des Beaux-arts de Cracovie.1924. - Séjour à Paris avec le groupe des artistes «kapistes» (Komitet pariski).1926.- Atteint du typhus, il découvre Proust en convalescence à Londres.1939. Officier de réserve, il rejoint son régiment, bientôt prisonnier des Soviétiques; interné 18 mois en divers camps.1942.– Sur ordre du général Anders, part à la recherche de ses camarades disparus. Découvre les traces du massacre de Katyn.1946.– Avec l’armée Anders et de nombreux civils polonais en fuite, traverse le Turkestan, l’Irak, la Palestine et l’Egypte. Organise la vie culturelle de l’armée.1945-47. – Début de l’exil à Paris avec sa sœur Maria, elle aussi écrivain-historienne. 1950.- Tournée aux USA pour récolter des fonds utiles à l’établissement d’une université pour jeune Polonais déracinés.Dès 1950, expositions à Paris, Genève, New York, Londres, etc.1974. – Première monographie en française de Murielle Werner-Gagnebin, La Main et l’espace, à L’Âge d’homme. Vladimir Dimitrijevic finance la première expo lausannoise. Après l’insuccès de celle-ci, Barbara et Richard Aeschlimann fondent la galerie Plexus à Chexbres pour accueillir Czapski. 1986. – Première exposition à Varsovie, Cracovie et Poznan, de «Czapski dans les collections suisses».1993- 12 janvier, mort de Joseph Czapski à Maisons-Laffitte.2016. - Ouverture du pavillon-musée Czapski de Cracovie.2020. - Réédition de Terre inhumaine chez Noir sur Blanc, dont le préfacier américain, Timothy Snyder, salue «le plus grand peintre polonais du XXe siècle, même s’il est resté méconnu»… Deux expositions conjointes, et la publication d’une biographie magistrale, entre autres marques de reconnaissance, célèbrent la mémoire d’un grand témoin du terrible XXe siècle, peintre et écrivain, qui fut aussi un homme de cœur et de cran, humble et lumineux.Cela pourrait commencer par la rencontre, dans le reflet d’une vitrine où leurs images se superposent, d’un écolier polonais d’une douzaine d’années et d’un soldat en uniforme. Le petit lascar se prénommerait Athanase, et le troufion Joseph. J’ai capté l’image de cette rencontre sur mon smartphone à Cracovie, en avril 2016, dans le petit musée flambant neuf dédié à la mémoire du peintre et écrivain Joseph Czapski, annexe du Musée national qui venait d’être inaugurée deux jours plus tôt en présence, notamment, de l’«historique» Adam Michnik et du poète Adam Zagajewski, du cinéaste Andrzej Wajda et de la philosophe suisse Jeanne Hersch - quatre amis fameux du «héros» du jour décédé à 97 ans le 12 janvier 1993 à Maisons-Laffitte où il était exilé depuis la fin de la Seconde guerre mondiale. J’ignore en quels termes le prof de Tadzio a présenté Czapski à celui-ci et à la quinzaine d’écoliers qui se trouvaient ce jour-là en ce «lieu de mémoire», mais la rencontre dont témoigne ma petite image revêt à mes yeux une valeur symbolique, à valeur de reconnaissance.Cette reconnaissance est le sentiment profond que j’éprouve moi-même au souvenir des mes quelques rencontres, inoubliables, passées avec Czapski dans sa soupente-atelier de la région parisienne, à Lausanne où avait paru l’un de ses ouvrages majeurs (Terre inhumaine, en première édition à L’Âge d’Homme) et où se tint la première exposition de ses œuvres récentes, ou à Chexbres dans la galerie de Barbara et Richard Aeschlimann qui furent ses amis et les défenseurs suisses les plus fidèles et vaillants de son oeuvre.Or cette reconnaissance est aujourd’hui largement partagée et surtout amplifiée, non seulement en Pologne où Czapski fait figure de héros national sans qu’il l’eut jamais cherché – lors de mon séjour à Cracovie, d’immenses photos de lui étaient placardées sur les murs de la ville – mais en Suisse et à Paris où ont paru plus de quinze ouvrages (de lui ou sur lui) qui permettent d’apprécier, par delà son aura de figure historique, son rayonnement de peintre et d’écrivain. Ce 3 octobre, à Montricher, à l’enseigne de la Fondation jan Michalski, en marge d’une exposition consacrée aux écrits de Joseph Czapski, sera présentée la première grande biographie témoignant de sa traversée du siècle par le peintre et essayiste américain Eric Karpeles représentant, précisément, un acte de reconnaissance exceptionnel en cela que l’auteur a sillonné la Pologne, la Russie, la France et la Suisse en quête de détails relatifs à la vie et au développement de l’œuvre de ce pair artiste qu’il n’a pas connu lui-même de son vivant mais découvert et passionnément aimé à la découverte des ses tableaux. Cette somme biographique intitulée Joseph Czapski, L’art et le vie, paraît en traduction aux éditions Noir sur Blanc où ont déjà paru plusieurs livres de Czapski lui-même, mais Eric Karpeles n’en est pas resté là, publiant l’an dernier, à Londres, chez Thames Hudson, un somptueux livre d’art très richement illustré qui nous permet d’entrer littéralement «dans la peinture» de Czapski, avec un ensemble unique de reproductions en couleurs recouvrant les cinq dernières décennies du XXe siècle – une grand partie de l’œuvre antérieure à la guerre ayant été détruite.«Une destinée européenne», dirait le prof à ses écoliers… Un étage du petit musée de Cracovie est consacré à la traversée «historique» du XXe siècle par Joseph Czapski, et l’étage d’en dessus à son œuvre de peintre et d’écrivain, avec une pièce reproduisant à l’identique sa chambre de l’Institut polonais de Maisons-Laffitte avec, sur un long rayon, les cahiers toilés de son immense journal.Or, déambulant en ce lieu, je me demandais en quels termes le prof de Tadzio et de ses camarades aura présenté leur (très) grand compatriote (pas loin de deux mètres, le fringant échassier…), pacifiste de cœur mais héros médaillé de la Grande Guerre pour un fait d’armes surréaliste, engagé une seconde fois dans l’armée du général Anders et prisonnier de guerre des Soviétiques qui massacrèrent des milliers de ses camarades, échappé de justesse au crime de masse de Katyn et premier témoin de l’archipel du Goulag avant un périple inimaginable à travers les déserts d’Irak et de Palestine, la remontée en Italie et la bataille mythique de Monte Cassino, jusqu’au moment d’apprendre la forfaiture des Alliés livrant la Pologne à Staline , etc.Dans mon optimisme indéfectible, sans préjuger des raccourcis d’un cours d’histoire prodigués à des ados addicts à je ne sais quelles applis et autres jeux vidéos, je me disais qu’un jour, peut-être, Tadzio et ses camarades se rappelleront cette visite et tomberont sur la version polonaise de la biographie d’Eric Karpeles initialement parue en anglais, où tout (ou presque) est dit à la fois de l’homme, du citoyen solidaire et de l’artiste. Le prof de 2016 aura parlé, peut-être, de la «destinée européenne» de Joseph Czapski, honorant la «Pologne éternelle» dite aussi «Christ des nations», grands mots un peu abstraits pour des mômes nés après la chute du rideau de fer. Mais les livres du bon Józef resteront à découvrir par les kids, ses livres et ses tableaux dont certains, peints par un octogénaire, ont la vigueur expressive et la fraîcheur des «jeunes sauvages» de son époque…La Maison des Arts de Chexbres: foyer de reconnaissance Au musée Czapski de Cracovie, comme dans les salles du plus solennel Musée national, un bon nombre des œuvres du peintre ont été offertes au patrimoine polonais par Barbara et Richard Aeschlimann, dont le soutien à l’artiste s’est manifesté dès les années 70, d’abord à l’enseigne de la galerie Plexus, à Chexbres, et ensuite dans la plus vaste Maison des Arts. Artiste et écrivain lui-même, notre ami Richard, et son épouse bénéficiant d’une fortune familiale appréciable, ont fait œuvre de mécènes éclairés en présentant très régulièrement les nouvelles toiles du peintres et en lui attirant assez de collectionneurs pour que la première rétrospective des œuvres de l’exilé en Pologne soit présentée, en 1986, avec le sous-titre «Joseph Czapski dans les collections suisses». Dans sa biographie monumentale (plus de 500 pages et un superbe cahier d’illustrations), Eric Karpeles rend l’hommage qui se doit aux Aeschlimann et caractérise magnifiquement, en peintre de métier, ce qui fait l’originalité largement méconnue de Czapski en un temps où «l’hystérie du monde de l’art contemporain, avec son addiction à l’hyperbole et sa prédisposition à la superficialité, reflète une culture dans laquelle l’importance esthétique se mesure à la valeur financière bien plus que l’inverse». Ainsi, lorsqu’une prestigieuse galerie allemande proposa aux Aeschlimann de présenter l’artiste à condition que ses prix soient multipliés par dix pour satisfaire aux normes du marché de l’art, les galeristes et Czapski lui-même se refusèrent-ils à cette surenchère artificielle.Est-ce dire que cette peinture ne soit pas «contemporaine» du fait qu’elle n’a jamais été «abstraite», conforme à telle ou telle doctrine «avant-gardiste», réfractaire autant au «conceptualisme» qu’au «minimalisme», coupable de penchants «réactionnaires»? Absolument pas. Au contraire, et dès ses jeunes années, lors d’un premier séjour à Paris, Czapski n’aura cessé d’être opposé à tous les conformismes d’écoles, pour tracer son chemin personnel dans la double lignée de Cézanne (fidélité à la nature) et de Van Gogh (force de l’émotion) ou plus encore de Bonnard (liesse de la couleur) et de Soutine (véhémence de l’expression), avec une touche unique et des thèmes qui lui seront propres: solitude des êtres dans la grande ville (petit théâtre quotidien du café ou de la rue, des trains ou du métro), beauté des choses simples qui nous entourent (objets et bouquets, visages ou paysages) expression sans relâche (dessins à foison dans un journal illustré de plus de 200 volumes) du poids du monde et du chant du monde. Contre toute idéologie: les réalités de la beauté et de la bontéSi la touche du peintre Czapski est unique, celle de l’écrivain ne l’est pas moins, qui est à la fois d’un mémorialiste-reporter, d’un critique d’art pur de tout jargon, d’un sourcier de pensée sans rien du maître à penser, enfin d’un lecteur du monde dont l’écriture et la peinture ne cessent de communiquer entre elles et de féconder les observations quotidiennes dont témoigne son journal. A cet égard, les deux expositions à voir dès ces jours prochains à Chexbres et Montricher, autant que les deux grands livres paraissant en même temps (la bio de Karpeles et une nouvelle version augmentée de Terre inhumaine) reflètent parfaitement la démarche «polyphonique» qui caractérise la vie et l’œuvre de Czapski. Ce rejeton de la grande aristocratie européenne, dont le très digne précepteur eût aimé faire un Monsieur stylé, n’a cessé d’en faire qu’à sa tête et selon son cœur et son esprit curieux de tout: tolstoïen en sa prime jeunesse (comme en témoigne une lettre de Romain Rolland) confrontée aux violences de la révolution bolchévique autant qu’aux inégalités du régime tsariste, préférant la voie des beaux-arts au lieu de poursuivre ses premières études de droit et débarquant dans le Paris mythique de Montparnasse et de Picasso, engagé sans armes dans les deux boucheries du vingtième siècle, racontant la Recherche du temps perdu de Marcel Proust à ses camarades prisonniers des Soviets dont beaucoup finiraient d’une balle dans la nuque, voué pendant cinquante ans au rétablissement d’une vérité longtemps occultée (le massacre de Katyn faussement attribué aux nazis), participant en son exil parisien à l’animation de la revue Kultura devenue le centre de la résistance intellectuelle à l’oppression communiste – tout cela dont témoignent ses livres, de Terre inhumaine (la recherche de ses camarades disparus dans le goulag) à Souvenirs de Starobielsk et Tumulte et spectres (les tribulations du prisonnier et les passions partagées du lecteur-écrivain), Proust contre la déchéance(ses conférences du camp de Griazowietz) ou encore L’œil (ses essais sur la peinture), notamment.Un jour que je lui rendais visite à Maisons-Laffitte, où je lui apportai le rituel saucisson lyonnais marqué Jésus (!) qu’il appréciait particulièrement, après que je lui eus fait ,la lecture (il était à peu près aveugle) de la nouvelle de Tchekhov intitulée L’étudiant, Czapski me résuma sa croyance peu dogmatique en affirmant que, pour lui, la religion se résumait à l’histoire de la bonté, punkt schluss – il parlait aussi bien l’allemand que le français, le russe et le polonais. Sa petite voix haut perchée m’évoquait celle d’un vieil enfant éternel, telle que se la rappellent ses innombrables amis défilant dans sa soupente de Maisons-Laffitte (du Nobel de littérature Czeslaw Milosz au jeune poète Zagajewski qui voyait en lui un mentor, auquel il rendra d’ailleurs hommage ces jours à Montricher) ou partageant les soirées de Chexbres ou de son ami Dimitri sur les hauts de Lausanne.Le 13 janvier 1993, par téléphone et d’une voix à la fois triste et sereine, notre amie Floristella Stephani, conjointe artiste de Thierry Vernet (autre ami peintre de longue date), nous apprit la mort paisible de Joseph Czapski, endormi la veille «comme un enfant»… Avec le recul, je me refuse de penser à Czapski comme à un héros national, au dam de toute récupération chauvine actuelle, et moins encore à un saint genre «subito». Mais il y avait chez lui, sûrement, du juste épris de beauté et de bonté. Eric Karpeles. Joseph Czapski, L’Art et la vie. Traduit de l’anglais par Odile Demange. Nombreuses illustrations. Noir sur Blanc, 569p, 2020.Joseph Czapski. Terre inhumaine. Traduit du polonais par Maria Adela Bohomolec et l’auteur. Nouvelles préface de Timothy Snyder. Noir sur Blanc, 438p. 2020.Expositions: Joseph Czapski, peintre et écrivain. Fondation Jan Michalski pour l’écriture er la littérature. Montricher, du 3 octobre au 17 janvier. Détails pratiques: info@fondation-janmichalski.chJoseph Czapski, l’existence dans la peinture (une cinquantaine de toiles et un choix important de dessins). Maison des Arts Plexus, Chexbres, du 3 octobre au 17 janvier. Visites sur rendez-vous, tel. 021 946. 28.30 Josep Czapksi en dates1896. - 3 avril. Naissance de à Prague. Passe son enfance en actuelle Biélorussie. – Mort de sa mère1909-1916. – Séjour à Saint-Pétersbourg, bac et début d’études de droit1916-17. - Mobilisé en octobre. Quitte l’armée pour participer à une communauté pacifiste, à Pétrograd, pendant la famine et la terreur du premier hiver bolchévique.1919. - revient en Pologne et participe en simple soldat sans armes à la guerre russo-polonaise. Médaillé pour acte de bravoure.1921 .- Entrée à l’académie des Beaux-arts de Cracovie.1924. - Séjour à Paris avec le groupe des artistes «kapistes» (Komitet pariski). - Atteint du typhus, il découvre Proust en convalescence à Londres.1939. Officier de réserve, il rejoint son régiment, bientôt prisonnier des Soviétiques; interné 18 mois en divers camps. – Sur ordre du général Anders, part à la recherche de ses camarades disparus. Découvre les traces du massacre de Katyn. – Avec l’armée Anders et de nombreux civils polonais en fuite, traverse le Turkestan, l’Irak, la Palestine et l’Egypte. Organise la vie culturelle de l’armée.1945-47. – Début de l’exil à Paris avec sa sœur Maria, elle aussi écrivain-historienne. 1950.- Tournée aux USA pour récolter des fonds utiles à l’établissement d’une université pour jeune Polonais déracinés.Dès 1950, expositions à Paris, Genève, New York, Londres, etc.1974. – Première monographie en française de Murielle Werner-Gagnebin, La Main et l’espace, à L’Âge d’homme. Vladimir Dimitrijevic finance la première expo lausannoise. Après l’insuccès de celle-ci, Barbara et Richard Aeschlimann fondent la galerie Plexus à Chexbres pour accueillir Czapski. 1986. – Première exposition à Varsovie, Cracovie et Poznan, de «Czapski dans les collections suisses». - 12 janvier, mort de Joseph Czapski à Maisons-Laffitte.2016. - Ouverture du pavillon-musée Czapski de Cracovie. - Réédition de Terre inhumaine chez Noir sur Blanc, dont le préfacier américain, Timothy Snyder, salue «le plus grand peintre polonais du XXe siècle, même s’il est resté méconnu»… CHERCHEURS ET « TROUVÈRES ». - En lisant les 500 pages des 21 Leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari, après les 1000 pages de Sapiens et d'Homo deus, je me dis que ce très brillant historien, vulgarisateur d’une parfaite clarté en dépit de sa considérable érudition, n’accorde pas assez d’attention à ceux que j’appellerais les « trouvères » du génie humain, strictement concentré sur le travail des chercheurs de toute espèce en sciences « dures ou en sciences humaines.Réduire les grands récits du XXe siècle aux entités idéologiques du fascisme, du communisme et du libéralisme clarifie évidemment la donne, mais sans quitter les seuls domaines de l’idéologie et de l’approche socio-économique du monde ; or la substance des multiples récits des multiples cultures humaines , le tissu interstitiel de ce grand corps à la fois divers et tenu ensemble de notre espèce singulière m’insatisfait par manque de détails ; et pourtant je me garderai de dénigrer l'historien israélien dont la lecture du monde a le grand mérite de ce qu’on pourrait dire la mise à plat du savoir général en attente de l’inventaire des détails particuliers, lesquels requièrent un regain d’attention généreuse. Un récit de l’époque sans considération des apports de la littérature et des arts de la même époque me semble décidément insuffisant.À La Désirade, ce 1er juillet.- La période en cours voit proliférer Les théories complotistes de toutes espèces, évidemment liées à l’échappatoire que constitue la désignation du bouc émissaire, dont René Girard a tout dit et pas seulement dans son essai éponyme: tout autant dans Relire Clausewitz avec tous les détails historico-politiques qui s’imposent, ainsi que que dans ses analyses anthropologico-littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La conversion de l’art.René Girard , comme Peter Sloterdijk, apporte les nuances essentielles d’une lecture du grand récit humain du dépassement de la souffrance et des turpitudes de l’espèce scandé par la poésie et les expressions multiples de l’art ou de l’imagination, et je ne cracherai pas sur la culture actuelle de masse parfois traversée par les fulgurances intelligentes de l’observation, comme dans la version coréenne de la série Designated survivor, entre tant d’autres produits de consommation de l’imaginaire contemporain. Faire feu de tout bois même pourri-mouillé me semble justifié, s’il réchauffe et éclaire, autant que disserter doctement dans le froid des laboratoires de la Recherche.DE LA BONTÉ ET DE L'HONNÊTETÉ.- Un leitmotiv de la série coréenne en seize épisodes Designated survivor, qui reprend la structure de l’homologue américain avec des composantes liées à la culture et à la pratique politique de la Corée du sud actuelle, postule le choix, de la part du ministre Park, - survivant au massacre de deux cents de ses pairs du gouvernement, président compris, et autres députés, et devenant ainsi chef de l’Etat par intérim et pour soixante jours -, de l’honnêteté et de la bonne foi opposé au sempiternel cynisme des gens de pouvoir. Intellectuel spécialiste de l’environnement, comme dans la version originale de la série, où le président américain désigné après la destruction du Capitole s’impose comme une sorte d’anti-Trump, le personnage acquiert une véritable consistance de politicien humaniste (oxymore quasi provocateur) relevant de la dystopie riche de sens, bien moins « angélique » que ne pourraient le prétendre les cyniques de la Realpolitik.Édito du dossier spécial du Passe-Murailleconsacré aux limites du droit des écrivains à tout dire,par JLKL’écrivain a-t-il, plus que n’importe quel autre citoyen, le droit de dire tout et n’importe quoi? Tel n’est pas du tout notre sentiment. Mais la liberté d’expression de l’écrivain coïncide-t-elle à tout coup avec celle du quidam ? Certainement pas, dans la mesure où son rapport à la langue et à l’écrit relève d’une implication qui ne se réduit ni à l’idéologie politique ou religieuse, ni non plus aux conventions morales en vigueur dans la société qui l’entoure.Deux affaires récentes, qui ont défrayé la chronique médiatique, ont alimenté un « débat » vite noyé dans la confusion. D’une part, c’était le refus d’adhésion opposé, par le comité de l’association Autrices et Auteurs de Suisse, à un «requérant» de toute évidence provocateur : le député UDC (droite dure) Oskar Freysinger, auteur d’un premier livre dont le contenu, sûrement discutable, faisait moins problème que ses prises de position publiques. D’autre part, la dénonciation (dans les colonnes du Monde, puis du Temps), par les écrivains Bernard Comment et Olivier Rolin, des propos antisémites tenus par un des personnages de Pogrom, roman du jeune auteur Eric Bénier-Bürckel.Or, peut-on condamner un auteur sur la base de ses positions de citoyen ou d’homme public ? Est-il légitime de stigmatiser un romancier pour la conduite d’un de ses personnages ? Et qu’en est-il de l’éthique de l’écrivain dans sa pratique personnelle?A cette dernière question, treize auteurs sollicités ont bien voulu répondre à l’écart des estrades.Le ton de leurs réponses, autant que leur contenu, le son de leurs voix, le rythme de leurs phrases, méritent la même attention que le poète Fabio Pusterla, dans une belle évocation de notre dossier, prête au rythme, à la voix particulière de Robert Walser. Celui-ci était-il « de gauche » ou « de droite » ? Pusterla nous éclaire également en rappelant la tragédie historique du XXe siècle dont le promeneur inspiré ne s’occupe guère: « Walser nous parle d’autre chose ou mieux : il nous parle d’une autre façon, avec une autre musique ; et dans son altérité se découvre l’une des formes d’opposition les plus extrêmes et lancinantes qu’il nous soit donné d’imaginer »… (JLK)La liberté des écrivains a-t-elle des limites ? Telle est la question que nous avons posée à quelques-uns d’entre eux après les turbulences médiatiques provoquées, ces derniers mois, par deux « affaires » illustrant diversement le problème. D’une part, ce furent les démêlés d’Oskar Freysinger, député valaisan de l’UDC et auteur d’un premier recueil de nouvelles, dont la candidature à l’association Autrices et Auteurs de Suisse fit l’objet d’un examen idéologique préalable avant d’être rejetée; d’autre part, la mise en accusation, par Bernard Comment et Olivier Rolin (dans Le Monde du 11 février 2005), du jeune écrivain français Eric Bénier-Biirckel, et de son éditeur Flammarion, au prétexte que des propos violemment antisémites sont tenus, dans le roman intitulé Pogrom, par l’un des personnages de celui-ci. Plus de quinze ans après la Fatwah islamique condamnant Salman Rushdie à mort pour avoir écrit Les Versets sataniques, et alors même que la liberté d’expression reste lettre morte dans tant de pays, la question des limites de celle-ci se (re)pose bel et bien par rapport à certaine éthique de la littérature. Par-delà les débats portant sur lesdites « affaires », le plus souvent bruyants ou confus, et ne visant qu’à l’effet momentané ou à la déclaration plus ou moins convenue ou démagogique, nous tenions à relancer ici une réflexion de fond sur le thème du droit mais aussi du devoir de l’écrivain ; de sa liberté impliquant une égale responsabilité. Les réponses sérieuses et nuancées qui nous sont parvenues témoignent, à l’évidence, que la question valait d’être posée. (JLK)La question la plus brûlante aujourd’hui, ce n’est peut-être pas celle de la liberté d’expression, mais celle de la qualité littéraire. Car il est hors de doute que la littérature, la bonne, est libre de tout dire : c’est ce qu’elle fait depuis toujours, par définition, par vocation ; et c’est ce qu’elle fait pour le bien de la société, j’en suis convaincu, pour autant évidemment que l’écrivain ne dissimule pas un prêcheur, un politicien, un idéologue ou un publicitaire. Pour autant qu’il ne confonde pas la liberté d’expression avec le goût intéressé de la provocation.Où sont les limites à la liberté de la littérature? Nulle part, dès lors que la littérature est pure de toute volonté de démontrer, de prêcher, d’insinuer ou de provoquer, loin de toute intention de poursuivre un « but moral », comme le disait Baudelaire — il faudrait plutôt dire aujourd’hui, mais c’est la même chose, «un but immoral ». La littérature digne de ce nom ne cherche ni l’édification ni la destruction. Elle est simplement habitée par le souci de l’humain. Et même quand elle est hantée par la mort, elle est du côté de la vie parce qu’elle est créatrice de formes, et que les formes sont ennemies du chaos. C’est encore Baudelaire qui invoque « cet admirable, cet immortel instinct du beau», qui a partie liée avec le goût du bien et le sens du vrai.La pleine liberté d’expression ne saurait nuire, parce que dans la vraie littérature, l’esthétique est solidaire de l’éthique, même lorsqu’elle ne le veut pas, surtout lorsqu’elle ne le sait pas. En revanche, la fausse littérature, ou la mauvaise, quelles que soient ses intentions, ne véhicule que platitudes, illusions, mensonges et provocations vaines, parce que lui fait défaut «l’immortel instinct du beau». La qualité, qui désigne aussi bien la valeur humaine que la perfection esthétique, voilà ce qui distingue la vraie littérature. Et la qualité seule mérite la liberté. E.B.Pour moi, il n’y a peut-être pas lieu de séparer le droit de l’écrivain à la libre expression et ce même droit appliqué au citoyen ; la seule différence dans cette affaire me paraît relever du degré de notoriété de l’un par rapport à l’autre. Le problème ne me paraît pas se poser très différemment selon qu’on est écrivain ou non. Aujourd’hui, une multitude de citoyens écrivent. Cependant, un aspect de cette question me paraît devoir être signalé. Jusqu’où peut-on exercer la liberté de s’exprimer ? Cette question ne se pose pas de la même manière, selon qu’on se trouve en pays où les droits de l’homme sont, en principe, respectés, et dans un autre où les Autorités n’ont que faire de ces droits et encore moins de leur respect. C’est une question qui me touche. Dans le premier cas, la société a codifié les excès inhérents à l’exercice de la liberté d’expression; elle a légiféré, réglementé et quiconque se trouve en infraction connaît le salaire de ses forfaits. Il reste tout ce qui est permis et qui est en deçà des limites fixées par la loi. Cela, à mes yeux, relève de la seule appréciation de l’écrivain et se mesure à son sens des responsabilités, à ce qu’il considère comme inséparable de son honneur ou de sa crédibilité. Lui seul sait s’il peut écrire sur tout ou sur rien. On ne doit ni lui interdire, ni l’expulser de quelque cénacle, cercle, club ou société. Dans les sociétés où la parole est étroitement surveillée, cela change du tout au tout. De tout ce que la loi n’interdit pas est permis, on passe à plus rien n’est permis qui n’ait l’assentiment prévisible du Prince. Plus aucune règle, c’est la règle. Il n’est donc plus besoin de mesurer sa liberté à l’aune des lois ou à son code personnel de l’honneur. Dans tous les cas, l’écrivain doit plaire; dans le meilleur des cas, il peut laisser indifférent, mais jamais il ne peut déplaire impunément. Et plaire, c’est aboyer avec la meute, entende le Prince ou n’entende pas, l’humiliation est toujours au bout du calame. Alors tant qu’on le peut, laissons à chacun fixer ses propres limites. RBS.La liberté d’expression n’a de sens que dès lors que sont exprimées des idées déplaisantes, sinon elle n’est qu’un gargarisme. L’absence actuelle de grand débat aurait-elle fait oublier que cette liberté-là, comme toute autre, implique un prix à payer, et un certain nombre de risques, donc de responsabilités de part et d’autre ? On préférerait bien sûr un monde parfait, mais l’histoire montre que toute société, si bien pour-vue qu’elle soit d’écoles, de journaux, de prisons et de cliniques, comptera toujours aussi ses pervers, ses illuminés, ses opportunistes, ses dissidents, ses génies visionnaires, ses artistes — avec ou sans guillemets. Elle montre aussi qu’il faut pourtant les laisser dire, et sans doute contaminer nombre de têtes faibles ou intéressées ; oser regarder de près ce qui suppure sous les mots, en faire l’analyse froide en pleine lumière, et critiquer, condamner, anéantir par d’autres mots, jamais par le silence ; accepter de devoir éternellement recommencer la lutte contre la peste, sans du reste aucune garantie de succès. Du moins évite-t-on d’aller à fins contraires, puisque la censure, qu’elle soit administrée par des fanatiques ou des pleutres, n’a jamais empêché une idée, une croyance ou une angoisse de se répandre. De tout temps, le marteau qui a voulu les écraser les a aiguisées comme des lames, et fait retentir au loin les bonnes comme les abjectes. Non, bien sûr que non, il n’est pas permis de dire n’importe quoi, à l’artiste pas plus qu’à un autre ; mais accepter de débattre de tout est le prix à payer pour pouvoir continuer à dire sérieuse-ment qu’on soutient la liberté d’expression. Cela implique lucidité, vigilance, courage, ainsi qu’une aptitude constante à se remettre en question, exactement ce qui a manqué dans les récentes «affaires» qu’on connaît. On s’est offusqué, on a eu peur; on a été tracassé dans son petit cocon de certitudes proprettes, et, avant même de savoir de quoi il s’agissait, on a censuré, à la sulfateuse. Résultat : on s’est déconsidéré soi-même, et, avec l’aide des médias ravis de l’aubaine, un Prix Nobel n’eût peut-être pas attiré beaucoup plus de publicité à ce qu’on voulait enfouir. On aura au moins réussi à ne pas débattre. Jusqu’à quand? J.-E.B1. Il m’est très difficile de répondre à cette question, parce que ce n’est pas moi qui choisis, c’est le livre qui est en train de s’écrire en moi et par moi. Tout dépend donc du livre, de son ton, de sa densité, de son unité à lui, rien qu’à lui, outre toute décence ou obédience civique, politique, religieuse, etc.2. Ceci dit, l’écriture de ce livre tolère-t-elle l’aberration ? le racisme, non. L’exaltation de la bassesse d’âme, non. Le mépris de l’autre, non. Mais de ces laideurs je n’ai rien à craindre : elles n’occupent pas les âmes bien nées.3. Pour revenir à ma première proposition, celle du livre en train de se faire, elle suppose évidemment la grande part du style. C’est le style qui décide — choisit, élimine, met en place, donne forme et sens. Je crois que j’ai raison de lui faire confiance. J.C.S’il est vrai que je revendique la liberté d’écrire pour l’écrivain, il est tout aussi vrai que ma liberté d’écrivain est limitée par plusieurs facteurs. Les plus évidents sont ceux que je m’impose à moi-même.Il faudra par exemple attendre longtemps pour que je tienne ou que j’écrive consciemment des propos racistes. Ce n’est pas parce que je me l’interdis. C’est parce que je suis convaincue que le racisme est néfaste. Ou des propos militaristes. Ou des propos machistes. En d’autres termes, ma liberté d’écrire est limitée tout d’abord par ma vision du monde.L’autre barrière à la liberté d’écrire qui me vient de moi-même, c’est l’exigence de qualité : je m’interdis d’écrire n’importe comment, je travaille et retravaille jusqu’à la dernière seconde par respect du lecteur, pour lui offrir ce que je fais de mieux.Le lecteur — voilà l’autre horizon de mon espace de liberté. En tant qu’écrivain, je cherche par définition un public. Qu’on écrive pour soi ou pour la postérité, le simple fait qu’on écrive, cela implique qu’on a envie, aujourd’hui ou demain, d’être lu. Lorsque mon texte arrivera au public, celui-ci peut être indifférent : je sais que cela peut ne pas être définitif. De grands textes de la littérature mondiale sont sortis dans l’indifférence et son devenus des best-sellers par la suite. Sur le moment, cela peut limiter mes possibilités d’être publiée (et lue).Quelqu’un peut se sentir blessé par mes propos, et le faire savoir : dans ce cas-là, il est de mon devoir de les examiner, de les mesurer à mes exigences personnelles et, le cas échéant, de m’expliquer, de me corriger.Mais je sais d’avance que je ne pourrai pas plaire à tout le monde. Exemple extrême, je ne pour-rai jamais répondre à un raciste qui me reproche de ne pas être raciste : nous ne sommes pas dans le même monde — et dans un sens ce n’est pas pour cette personne-là que j’écris.On pourrait énumérer pas mal d’autres facteurs qui limitent la liberté de l’artiste (l’écrivain n’étant qu’une partie du problème) depuis l’intérieur, si je puis dire. La réponse à la question est, sur ce plan-là, claire : non, l’écrivain n’est pas libre d’écrire n’importe quoi, il est responsable face à sa propre conscience.Il est cependant une autre limitation possible : celle imposée par les pouvoirs. Qu’elle soit politique, étatique, ou parfois même médiatique, face à cette limite-là, qui s’appelle en dernière analyse censure, il n’est qu’une réponse possible : toute liberté en art. A.C.Il est difficile de répondre dans les termes techniques qu’impose la notion de limite. Essayons.D’abord : la liberté d’expression de l’écrivain est absolue. La condition d’artiste requiert de ce der-nier qu’il accomplisse une exploration discrétionnaire des formes et de la pensée. Ce principe est d’autant plus vrai qu’il est impossible de graduer l’usage qui est fait de toute liberté — de même qu’il est impossible de graduer cette liberté-là. Admirer ou mépriser l’oeuvre produite en fonction de cette liberté, oui; la juger et la condamner, non.La spécificité de la littérature renforce d’ailleurs cette impossibilité. La littérature jaillit en permanence hors d’elle-même. D’une part elle est tissée de fictions, générant des significations dont chaque lecteur est l’auteur au moins partiel. D’autre part elle est porteuse d’un style, qui confère au texte un rayonnement sémantique presque autonome.Telle est la situation idéale. La situation sèche. Elle se complique évidemment dès lors que nous glissons la question de la liberté d’expression littéraire dans la pratique. Parmi des humains connus ou non, cultivés ou non, et vivants ou morts. Dans la pâte organique. Il me semble qu’un seul principe doit valoir à ce stade : il faut protéger, contre l’écrivain doué de parole et s’en servant pour agresser les vivants autour de lui, ceux d’entre eux qui ne la possèdent pas. Qui n’ont pas les moyens de lui répliquer. Et ne disposent d’aucun porte-voix pour le faire à leur place. Les secourir alors est sacré.Pour le reste… les signes typographiques ne sont pas des pistolets. Venez donc dans l’arène, messieurs Freysinger et Bénier-Bürckel! On vous répondra sec et sonnant sur la manière et le fond. Ainsi les lecteurs seront-ils de grandes personnes et la littérature adviendra-t-elle — puisqu’on ne la confond pas avec la police, qu’on n’a pas douze pasteurs ou curés dans la tête, et qu’on se méfie de la bien-pensance haineuse et perverse qui ravage notre époque C. GzIl serait tellement simple d’avoir un avis arrêté, de pouvoir affirmer, comme Vaneigem dans le titre de son dernier livre, rien n’est sacré, tout peut se dire, ou alors d’être capable de définir les avis, les domaines et les mots à bannir. Dans mes textes, je ne suis régi que par ma sensibilité. Bien sûr il faudrait savoir ce qui la forge, la constitue, mais peu importe, disons seulement que je suis allergique à ce que Mallarmé dénonçait sous l’expression du « grand reportage universel ». Là réside fondamentalement ce qui me dégoûte et que, de fait, je m’interdis. Mais dans ces bas-fonds, l’art est beaucoup moins sordide que la réalité. Ceux qui dans les médias se délectent par exemple d’affaires pédophiles — de les écrire, de les décrire, de les commenter, de les détailler, de les donner à lire —, s’en repaissent à longueur de pages. Ce sont les puritains de la pire espèce, toujours prêts à expliquer à la population ce qui est bien et ce qui ne l’est pas alors que leur seule intention est de remuer les instincts les plus bas pour vendre leur camelote. Tentons une expérience : interdisons pendant vingt ans toute liberté d’expression. Plus de livres, plus d’expositions, mais également plus de médias, plus d’Internet, plus de publicité. Une vraie purge. Un silence réflexif. Au bout de vingt ans, j’ai bon espoir que les gens — apaisés, reposés — décrètent à l’unisson que la vraie obscénité, ce sont les paroles de Patrick Le Lay, directeur de TF1, qui l’été dernier expliquait que son métier consiste à « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau humain disponible ». Je ne doute pas que l’horreur et le cynisme de ce genre de propos enthousiasme Peter Rothenbühler, le rédacteur en chef du Matin. Mais après vingt ans de purge, du Matin, plus personne n’en voudra et il n’y aura plus un seul abruti pour rire si un quelconque Dieu-donné déclare que les sionistes «c’est toujours dans le dos qu’ils attaquent ». Les gens découvriront que les artistes, eux, ont le droit de dépasser les bornes, qu’ils ont peut-être même tous les droits, mais que pour cela, il faut avoir du génie. Et tout le monde ne s’appelle pas Sade, Apollinaire, Genet, Bataille, ou Klossowski, n’en déplaisent aux Patrick et aux Peter prêts à parler des pires livres et des pires auteurs pour autant qu’il y ait un quelconque pen-chant morbide à mettre en évidence. M. Lz.Il ne s’agit pas tant de jeter des flamboiements sur la liberté immense ou sur sa prochaine extinction, mais plutôt de voir humblement quelques cas concrets. En quarante ans d’expression, je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui fût contre la liberté d’expression, mais des centaines qui censuraient vertueusement, laborieusement, voire joyeusement.Dans les bibliothèques, des maîtres réservaient et réserveront certains livres aux bibliothèques scientifiques et nationales où ils sont introuvables sans montrer patte diplômée. Et pas seulement Mon combat du connu Hitler Adolf, des livres de Le Pen ou d’Escriva de Balaguer, il y a d’autres exemples plus faciles à celer car de plumes moins médiatisées. Dans les librairies et dans la presse on vous dit plus habilement qu’il faut choisir, qu’on manque de place, de temps, qu’ils sont épuisés, qu’il n’y a pas d’amateurs pour des penseurs comme Gomez Davila qui mort il y a plus de dix ans à plus de nonante ans voit avec peine deux livres paraître en France (bien après l’Allemagne qui en a traduit cinq). C’est ça les manques de la liberté d’expression, les prescripteurs à la langue de bois arborent un masque de bois. Je ne crois pas au complot comme Freysinger (le libre chanteur) mais à une contagion rhizomique, une aboulie générale, beaucoup de lâcheté, le goût d’une vertu qui sent les relents des sacristies du PC, le mépris classique de ceux qui veulent protéger le peuple pour ne pas désespérer Billancourt et autres billevesées qui fleurent l’angélisme sans ailes et de sexe indéterminé du type l’un est l’autre…Au nom de l’ouverture, ne parlons plus de portes, ni de murs, ni de toits, ni de frontières, ni des livres de gens que nous ne connaissons pas ou n’aimons pas ou qui disent autre chose que ce que nous savons être juste et vrai, ils peuvent être dangereux, ne méritent aucun respect et sont d’ailleurs des fascistes.Encore un mot du jeune Onfray que j’ai pu entendre dans deux émissions de la RSR et une d’Espace 2. C’est dire si l’on a écarté deux autres auteurs différents au profit de ce falsificateur de l’histoire et de la philosophie, amuseur triste et pompeux qui devait sans doute compenser par anticipation les centaines d’heures consacrées au pape. La liberté c’est la variété…Vous pouvez tout dire, on n’a rien entendu, on ne le redira pas, on ne vous invitera plus et vous pouvez être content d’être en vie car on n’est pas des sauvages contrairement à vos amis. Si on n’était pas pour la liberté d’expression, les gens comme vous on les fusillerait ! Ah Orwell, Tocqueville, Spooner, où êtes-vous? P.Y.L.Pour moi, la liberté d’expression n’est pas négociable, il n’est pas question de retourner à l’époque des mises à l’index et autres joyeusetés de ce genre, quand la classe bien-pensante surnommait un vase de nuit un « Zola », parce que la population qui y était représentée la débectait, persuadée sans doute que la littérature était son seul apanage.Je fais partie des écrivains qui s’inspirent de la réalité et pour qui un roman doit montrer des personnages dans leur totalité, qu’ils soient odieux ou angéliques, et dans cet ordre d’idée Dostoïevski nous fournit de beaux exemples : quelles similitudes entre les héros des Démons et ceux des attentats du 11 septembre ! L’écrivain a donc tous les droits dès lors qu’il fait parler une créature, pour autant qu’elle soit cohérente dans sa démarche, et cela, c’est la responsabilité de l’auteur de donner vie à qui est en phase avec les temps qui courent (et changent).Pour développer un personnage, l’auteur doit posséder un pouvoir d’empathie qui permette de l’aimer, même s’il est à la limite de la normalité car comment le rendre crédible et digne d’intérêt au regard des autres sans éprouver soi-même de la compassion ? Pourrais-je laisser parler un cracheur de détestation ? Je ne sais pas même si de curieux personnages s’imposent parfois à moi, et puis, peut-être ai-je un petit côté fleur bleue — ou est-ce un obscur souhait de ne pas mourir pessimiste ? —qui me pousse à croire en un monde où l’humanité serait en train d’évoluer. Les certitudes sont séduisantes, mais où se place-t-on dès lors qu’elles engendrent violence et haine, crime et délation, « nuit et brouillard» ? Ceci dit, en tant que personne persuadée de vivre en démocratie, je refuserai toujours, lorsqu’on me demandera mon avis, d’accorder mon vote à toute personne tenant des propos qui sont des appels au meurtre. J.M.Quand André Gide, au coeur des années folles, s’aventure à parler, dans Si le grain ne meurt, de son goût prononcé pour les garçons (de préférence mineurs), c’est bien sûr à mots couverts qu’il le fait. La censure officielle sommeille. Mais le regard des lecteurs anonymes le suit depuis longtemps. On peut parler de ces choses-là, en 1927, mais discrètement, en y mettant les formes. La liberté d’expression existe, mais elle a des limites : celles de la bienséance et du bon goût.Pourtant, lorsqu’il publie son livre, Gide sait qu’il va faire scandale et qu’il pousse cette liberté à ses limites.Aujourd’hui, au coeur des années molles, il me semble que les choses ont bien changé. Un auteur peut écrire ce qu’il veut, car, au fond, tout le monde s’en fout. Il peut insulter les hommes politiques, traîner ses contemporains dans la boue et proférer les pires blasphèmes. Au mieux, il recevra une ou deux lettres d’injures (anonymes, comme il se doit). Au pire, il provoquera un haussement d’épaules. Dans les deux cas, son brûlot sera oublié dans les deux mois. Et s’il ne l’était pas, les critiques littéraires veilleraient personnellement à ce qu’il soit enterré.La liberté d’expression, pour un écrivain, aujourd’hui plus que jamais, est intangible et absolue. Elle lui donne droit à la provocation, au blasphème, au cri primai, à l’attentat littéraire — et même à l’erreur, s’il le faut. Car elle ne s’use que si l’on ne s’en sert pas.Nous vivons sous la coupe du politiquement correct, c’est-à-dire de la dictature des bons sentiments. Nous sommes tous des anges et nous avons le droit — que dis-je : le devoir — de l’exprimer.Cette croisade morale, qui touche tous les domaines de la société, appauvrit considérablement la littérature, comme les arts en général. Les vraies audaces sont rares. Les auteurs vraiment libres, également. Il faut les chercher loin : Salman Rushdie, Philip Roth, Antonio Tabucchi — et bien sûr quelques autres. Si Gide publiait ses mémoires aujourd’hui, il serait encensé par Le Temps et Le Courrier pour sa défense des groupes minoritaires, et son éloge d’une sexualité alternative. Cela ne veut pas dire qu’il serait beaucoup lu. Bien au contraire. Mais il recevrait certainement le Prix des Droits de l’Homme. J.-M- O.Il y a aussi un revers à la médaille. J’ai toujours été frappé par cette phrase de Kafka: «Nous autres juifs sommes comme les olives; plus on nous pressure, plus nous donnons le meilleur de nous. » Moi, Suisse, je n’ai pas à déplorer de trop pesantes limitations. Si je me fixe des limites à moi-même, c’est en suivant un conseil de Swift : on ne peut empêcher quelqu’un d’avoir des poisons à la mai-son, mais il faut l’empêcher de les vendre comme remèdes. Mais quand j’ai voulu publier Concertino per rane, (paru en 1990: une traduction française, de Jeanclaude Berger, Concertino pour grenouilles, vient de paraître à La Dogana) ce fut le boycott d’une Fondation «libérale» qui mit son veto à une publication estimée suicidaire, ladite fondation se trouvant dérangée par certains vers par trop «inspirés d’Amnesty». Et cela, pour un écrivain issu d’une minorité telle que la Suisse italienne, pourrait peser… Un pas de plus en avant et l’on retrouve la situation magnifiquement décrite par Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, du pouvoir qu’exerce la majorité en Amérique sur la pensée (voir page 152, coll. Idées Gallimard, 1968). G.O.La question la plus intéressante de la littérature romanesque, celle qui constitue le fait littéraire même est, à mon sens, «Que se passe-t-il ? » Que se passe-t-il dans notre monde ? Qu’arrive-t-il à l’homme ? Les grands romanciers de l’histoire ont posé cette question et ont tous tenté d’y répondre.Aujourd’hui qu’il s’est passé un véritable cataclysme dans le monde, que la destruction systématique de tous les repères s’est effectuée sous la pression de la haine du passé et de la culture, qu’on a organisé le vide le plus total pour que rien ne nous empêche de vivre comme des bulles à la surface des choses, qu’on a mis sur pied une entreprise de purification des âmes et des consciences, et que la fin du monde est derrière nous, nous imaginons mal qu’un écrivain puisse rendre compte par ses écrits de ce qui se passe. On a conspué Renaud Camus, on a craché sur Houellebecq. Quelle horreur, ils ne sont pas comme il faut ! Ils refusent d’applaudir à la marche du monde comme il va. Pas solidaires ! Pas alter-mondialistes ! Pas compatissants ! Ils ne s’associent pas au jamboree tiers-mondiste ! Haro donc, jetons le bobo avec l’eau du bain!Pour faire taire qui refuse de faire la fête et qui l’écrit, qui rechigne à se réjouir de la nouvelle version des « droits humains » (puisqu’il n’y a plus de substance humaine, l’homme est rabaissé à un simple adjectif) et qui le dit, qui n’entend pas associer son phallus à la ronde des joyeux bandeurs et qui les envoie gentiment se faire voir, une néo-censure est née. Il ne s’agit plus d’une censure qui interdit comme c’était le cas à l’époque de l’histoire (vous vous souvenez ? à l’époque où il y avait du temps), mais celle qui intimide, caractéristique de la modernité tardive.Cette censure traite de réactionnaires tous ceux qui tentent soit de limiter soit de décrire les dégâts qu’Homo correctus a infligé au monde, et elle taxe de conservateurs ceux qui contredisent ses antivaleurs à elle. Parce qu’Homo correctus est le champion de la nouvelle vision du monde postmoderne : le relativisme dogmatique.Ce courant est en fait une machine à trier les jugements autorisés et les jugements non autorisés. Il n’est pas autorisé de remettre en cause le dogme de la tolérance ni celui de l’égalitarisme ambiant. En d’autres termes, cette logique aberrante prône :— d’une part, l’affirmation que nul critère objectif ne permet de distinguer les jugements, qui sont ainsi tous légitimes;— d’autre part, l’affirmation d’un argument d’autorité, qui trie dans les jugements ceux qui sont acceptables, c’est-à-dire ceux qui ne heurtent pas l’affirmation dogmatique de l’égalitarisme.Mais que gagne-t-on alors à penser ainsi ? C’est évident : la légitimité d’exister en groupe d’élus autoproclamés dans un monde effondré. Cette censure postmoderne ne fonctionne plus comme l’ancienne censure : en coupant avec des ciseaux. Douce et d’apparence bienveillante, elle met en place un corset d’intimidation par injection massive de moraline. Elle n’avance même pas masquée car elle sait le Bien de son côté : Comment ? Vous pensez qu’il existe une hiérarchie des valeurs ? Bah! Que vous êtes réac!Ne pas entrer dans le prêt-à-penser relativo-dogmatique, c’est ne pas aller dans le sens de l’Histoire, émettre des doutes, résister au monde comme il va, ne rien comprendre à la dictature des sondages d’opinion. Bref, se montrer vieux jeu.Or cette censure n’échappe pas à la croyance que la croyance (en l’égalitarisme) échappe à la censure. Lavenir est déjà là: il tourne en rond. J.R.De nos jours, la liberté d’expression fait d’un écrivain inoffensif un bon écrivain… Exit la censure, entrée de la sensure. Pour un peu on regrette-rait le totalitarisme à visage inhumain. Là, pas d’illusion sur la liberté d’expression : interdit ou fusillé ! Reste la liberté de penser.Ce que je peux exprimer en toute liberté est aujourd’hui un produit, une marchandise, une apparence. Quand le sens a pour base la marchandise, il est périssable, si périssable qu’il doit être constamment consommé, renouvelé. Il n’est plus qu’un leurre, le leurre auquel aujourd’hui notre société est prise. Sur la liberté de penser s’exerce l’entraînement d’un mouvement irréversible où notre opposition voit ses effets effacés, diluée dans le consensus.Si j’écris, je veux le dire, c’est pour donner à penser jusqu’au vertige loin de la hargne, de la haine, de l’injure et de l’insulte. Ma liberté est foncière, elle est ma propriété ; limitée elle donnerait de l’assise à la censure, la confiscation de l’activité mentale au profit d’une adhésion servile à l’ordre régnant demeurant la plus sûre garantie du main-tien de cet ordre et, dans la foulée… l’enculture prise pour la culture.Le plus souvent, je n’exprime que ce que je peux et non ce que je veux parce qu’il y aura toujours un incurable retard des mots sur la pensée, un incurable retard de la pensée sur le corps. Du sensé à l’insensé, du pensé à l’impensé, il y a un passage que nous sommes encore quelques-uns à habiter, assez nombreux encore pour que la langue de bois de la haine, la langue de bois du pouvoir et du consensus virent à l’aigre. Nous n’avons que faire d’une illusion de la liberté d’expression. Nous nous risquons pour cela qui grouille de bonheur en l’homme et attend de se lever encore illisible. Peut-être faudrait-il dire: là est notre responsabilité d’expression.Quand aujourd’hui l’apprentissage de la langue passe par le contact avec la mince écume du présent, il m’arrive souvent d’exercer ma liberté d’expression par la pratique du silence, me dégageant de la circonstance pour disparaître et payer de ma vie la foi donnée par le sens de la langue des morts qui encore me dicte l’expression de la liberté.Depuis quelques instants, je me rends compte écrivant ces lignes qu’un tourment, lentement, m’envahit : répondre ou ne pas répondre à votre adresse ? Répondre ou ne pas répondre à cette incitation à exercer ma liberté ?Contre la peur des pièges, responsable au risque de me tendre mon propre piège… J.R.(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005) Ce jeudi 25 juin.– Ma dernière chronique à propos de Lisièrede la belle Bulgare Kapka Kassabova que m’a révélée mon compère Alain Dugrand, m’a donné pas mal de fil à retordre et je crains qu’elle ne rende pas l’ampleur et la substance humaine de ce formidable reportage par les monts et forêts des Balkans extrêmes, avec ses remarquableportraits, mais une chronique est forcément marquée par les hauts et les bas de celui qui prétend la travailler «au corps», et le mien n’était pas ces jours au mieux de sa forme même si je n’ai à me plaindre que de mon peu de souffle et de mes douleurs partout, de ma peine à marcher et de la vieille fatigue qui me pèse aux épaules - autant dire rien. D’ailleurs je reste hyperactif dans mes publications quotidiennes, ma chronique n’est finalement pas si mal et je ne cesse de chantonner en écoutant cliqueter les aiguilles à tricoter de ma bonne amie … À part quoi je constate, probable effet de l’âge, que je deviens de plus en plus émotif, vite au bord des larmes en regardant tel film ou tel épisode de websérie un tant soit peu peu sentimental, etc. DÉCADENCE OU MYOPIE? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits fort de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion deL’Homme seul)de la culture occidentale d'après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française?Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis parisiens dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore?Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe: je me refuse à croire que la «fête» est finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression. Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivra le roman survivrait, et t elle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre et Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra... COUP D’ARRÊT.– Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées en fonction de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le système actuel fondé sur la compétition et le profit. La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortne, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel. LE BON GÉNIE. - Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volontéde Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.LES NOUVEAUX REVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique JohannSuter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins «suspecte» de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées «nauséabondes».Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts. Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il «détourné» le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son bravache, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie Walter Issacson, lequel a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un «gay». De fait, et une fois de plus, comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation? Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel del’Eternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardéspour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens?LE MONSTRE EST LÀ. – La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours. Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière et l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc. Ce mardi 23 juin. – Reprenant ce matin ma Fée Valse, je suis ravi par la plasticité de ces petits tableaux et la verdeur, l’humour de leur esprit ; et cet autre sujet de satisfaction : la lecture, dans Le Persil dont mon texte intitulé Journal sans date des premières quinzaines d’une quarantaine constitue l’ouverture sur trois pleines pages, d’un poème de Quentin Mouron qui m’épate par sa vivacité tout actuelle et sa découpe rythmique :Il y a là comme une ballade médiévale relookée qui me touche dès sa première strophe :« Il n’y a plus de boudoirs lascifs où l’orSe mêle aux reflets écarlates. Il n’y a plusQue des living rooms gluants et de platsCongelés qui collent sur le sol.Il y a des sous-vêtements Calvin Klein salesSous la table basse en verre et la console de jeuNe s’éteint que la nuit et nous la désinfectionsAvec du hel hydro-alcoolique. Et tes cheveuxEt ta bouche me manquent, parfois ».Oui, c’est bien cette odeur de gel hydro-alcoolique et sa gluance sanitaire que nous rappelleront ces temps étranges,à la fois hors du temps et des lieux et hyper-réels.Je lui envoie donc aussitôt un texto amical sur Messenger. Ensuite de quoi, relisant les vingt premières pages de Mémoire vive, sixième volume de mes Lectures du monde (2013-2019) prêt à l’édition, je me dis que, décidément, je n’ai plus rien à prouver et me lance crânement comme nous lançait notre cher et maudit Dimitri. « On continue »…ORGUEIL ET VANITÉ. – Un auteur ou un artiste – un « créateur » quelconque, ou une « créatrice », sont-ils habilités à s’enchanter de leurs propres productions sans faire preuve de la plus douteuse vanité ? J’ose le croire, comme le pensait tranquillement une Flannery O’Connor prête à défendre becs et ongles l’excellence de ses écrits, comme elle l'aurait fait des qualités de ses enfants si elle en avait eus au lieu d’oies et de paons.Faut-il alors parler de légitime orgueil, au lieu de vaine vanité, et quelle différence d’ailleurs entre celle-ci et celui là ? C’est ce que j’ai demandé un jour, en notre adolescence, à notre bon pasteur Pierre Volet qui m’a répondu, sous sa moustache de crin noir, que l’orgueil se justifiait quand « il y a de quoi » tandis que la vanité consiste à se flatter quand il n y a pas « de quoi »…Mais l’écrivain et l’artiste sont-ils à même de juger s’ils ont « de quoi » être fiers des produits de leurs firmes ? Là encore j’en suis convaincu, et Maître Jacques partageait cette conviction. « Nous sommes , toi et moi, de ceux qui savent ce qu’ils font », me dit-il un jour, et cela valait en somme autant pour ce que nous faisions que pource que font les autres, etc.Ce mercredi 24 juin. – Drôle de rêve cette fin de nuit. Une espèce de jeune cadre d’apparence très lisse me demandait, dans un bus dont je graffitais la paroi , si je savais qui avait volé le béton, et je lui répondais avec impatience que je n’en savais rien, sur quoi le tendre souvenir de Ruben me revenait avec l’odeur du ciment travaillé à grande eau et je m’inquiétais de son absence avant de me réjouir, éveillé, d’avoir coupé aux terribles crampes nocturnes de ces dernières nuits - grâce probablement à une double dose de sulfate de quinine et la désormais rituelle cuillère de sucre vinaigré -, après quoi j'ai repris ma chronique sur la belle Bulgare à livrer demain…PANOPTICON. – Au roman virtuel que représentait Le viol de l’ange, composé en 1995-1996 et publié en 1997, succède, vingt-cinq ans plus tard, le roman panoptique dont le titre polysémique, Les Tours d’illusion, doit quelque chose aux livres de Max Dorra, grand sourcier des associations libres du verbe à l’écoute des tréfonds psychiques présent dans la narration sous le nom d’Arnim Goldau, et dont la forme distribuée en quatre saisons et 365 séquences parodie plus ou moins celle des séries actuelles – d’où son sous-titre de serial novela – en mêlant indissolublement les éléments de la présumée réalité et de la supposée fiction, avec des personnages sortis de films ou de romans rencontrant leurs homologues issus de l’imagination du Romancier, à commencer par la tendre Ewa, soignante polonaise dans un combinat industriel ukrainien, démarquée de la protagoniste du film Import/Export de l’affreux Ulrich Seidl et qui tombe comme un ange du ciel dans la vie de l’infirme Job le Troll casé par les Services dans l’institution de l’Espérance où l’on meurt passablement en ces temps de pandémie – le roman courant entre le 15 mars et le 31 décembre de l’année 2020 parfumée au gel hydro-alcoolique. Ainsi l’Observateur du Viol de l’ange va-t-il vivre une nouvelle vie auprès d’Olga la pianiste russe feignant d’être aveugle, Jonas le fils prodigue de Nemrod sorti de mon roman inabouti (La vie des gens), Pascal Ferret le journaliste du Viol de l’ange et son compère Vivien Le Féal revenu de son exil néo-zélandais de Bluff, Tadzio le fils d’Ewa et maître Niklaus le vieil instituteur retiré dans son arche du Wunderland dont Ewa lustrera les parquets, entre autres liaisons et correspondances angéliques fondant un roman glissant imperceptiblement vers le merveilleux d’un lyrisme hyperréaliste non moins qu’onirique – le rêve cristallisant une perception extrême de la réalité panoptique ; surtout il s’agit d’un roman polyphonique de toutes les mémoires en réfraction kaléisdocipique où celle d’un maître d’école nomade plus que centenaire absolument taiseux fait écho à celle d’un jeune auteur à succès dont la porosité sensible n’a d’égale que celle de divers personnages féminins (Cécile et Lyse, Wanda et Rachel, etc.) aux mémoires à la fois affectives et terre à terre, entre autres occurrences et interférences, etc.MES PENSEURS. – Depuis ma seizième année je ne suis sensible qu’à des pensées cristallisées par le verbe ou le style et donc à des penseurs qui tous, d’Albert Camus à Simone Weil, de Charles-Albert Cingria à Stanislaw Ignacy Witkiewicz et Vassily Rozanov, de Léon Chestov et Nicolas Berdiaev à Annie Dillard, de Pascal et Montaigne à Peter Sloterdijk ou René Girard, entre tant d’autres, sont aussi, voire surtout, des écrivains ou des poètes à leur façon, à l’exclusion des philosophes à systèmes ou des idéologues.LES ENFANTS. – Le pauvre Robert Poulet, éminent critique littéraire et misérable idéologue d’extrême-droite, me dit un jour qu’il fallait se défier absolument de la perversité cachée des petits enfants, me recommandant en outre de ne pas « entrer dans le XXIe siècle » en procréant, alors que le « mal » était déjà fait – notre première petite fille se trouvant sur la bonne voie d’une prochaiune venue au monde. Je ne sais pourquoi la fille de ce prophète de malheur, dont les jugements critiques souvent pénétrants vont de pair ave une sorte de morgue supérieure (même à propos de Céline ou de Bernanos, il y va de jugements à la limite de la condescendance), s’est donné la mort, et je présume que sa douleur est pour beaucoup dans son amertume absolue, et je ne le juge donc pas d’avoir été pour moi un si mauvais conseiller, comme l’a été le plus proche mentor de ma vingtaine, mais ce que je sais, fort de cette expérience, c’est qu’on est redevable des erreurs des autres autant que de leurs bons exemples ; et voyant les petits enfants de notre seconde fille, je me dis que rien n’est meilleur ni plus beau dans la vie que leurs yeux qui brillent.Toute la journée, dans la Land Rayer que conduit Abdallah, nous avons traversé des steppes dominées par les cônes de volcans gigantesques, avec de temps à autre des gazelles ou des zèbres qui regardent passer notre véhicule et son panache de poussière. Ici ou là, dans la savane, apparaissent aussi des trou-peaux gardés par leurs bergers, des masaïs longilignes, drapés dans leurs tissus aux couleurs éclatantes, blessures de vie dans un paysage de saison sèche. Herbes mortes, sables et rochers. Nous sommes en Tanzanie, dans la vallée du grand rift, berceau de l'humanité à ce qu'on dit.Au bout de la route, pour l'étape, s'offre un coin de verdure. Nous nous installons près de la rivière. Nulle part. Ou alors partout, sous les yeux de quelques indigènes, même plus surpris par l'incongruité d'une telle irruption sur leur territoire. Vient alors cette impression, plus forte que jamais, d'être de passage. Juste de passage. Pourquoi venir ici ? Pour aller à la rencontre des « autres » ? De soi-même ? L'incandescence de l'instant? Comme on pourrait la trouver dans l'écriture, la lecture, l'amour ? La «vraie vie » rêvée par ce voyou d'Arthur?La vraie vie... Les tentes sont montées. L'air brûle. Les masaïs alentour se tiennent à l'ombre, filant d'interminables conversations que le vent emporte — de quoi peuvent-ils bien parler sans fin ? —, comme il emporte le chahut d'oiseaux aux noms fabuleux (le tisserin-moineau à sourcils blancs, un piaf robuste et familier qui mène grand tapage).Un des livres récemment lus qui, à sa façon, parle de la vraie vie, vient d'un ami. Les passions partagées de Jean-Louis Kuffer est là, sur la table. Et c'est un peu de Jean-Louis qui est avec moi en voyage. Ou plutôt beaucoup de Jean-Louis.Voici saisis vingt ans d'existence, en suivant un fil rouge : la lecture. Des oeuvres sont découvertes, commentées, appréciées. Des auteurs rencontrés, interrogés (et ceci donne l'occasion de portraits magnifiques). De Georges Haldas à Milos Tsernianski, de Patricia Highsmith à l'irremplaçable Charles-Albert, c'est tout un paysage qui se dessine, s'affine, évolue. En vérité, la littérature parait une nébuleuse à explorer et Les Passions partagées témoigne d'un désir toujours intact d'y plonger, d'y découvrir de nouvelles voix. Oui, voilà déjà un élément frappant : à quel point la lecture — tout comme l'écriture d'ailleurs — est vitale, c'est-à-dire nécessaire à la vie.D'ailleurs ces carnets retravaillés, qui suivent un ordre chronologique, englobent dans une même coulée des notations plus personnelles, jamais pesantes. Les doutes et les crises, la famille, les amis, puis la rencontre de l'amour et la naissance du premier enfant, qui permet d'intégrer le « cercle des vivants », tout cela est restitué avec un bonheur d'expression, avec une force de pensée aussi, qui font de ces Passions partagées un livre vibrant de vie, le livre authentique de quelqu'un qui scrute d'un même regard les oeuvres qu'il lit, les gens qu'il rencontre, les événements qui l'atteignent, et qui parvient d'un mouvement à nous les restituer en déployant les ressources et les fastes du langage.Ici, le vent charrie des rumeurs millénaires, qui semblent dire l'obstination de l'homme à vivre debout, et je suis heureux en feuilletant Les passions partagées, en relisant certains passages, d'y mêler les bruissements qui s'en échappent. Depuis la nuit des temps, les masaïs veillent sur leurs troupeaux. Ce matin on en a vus, dans une plaine parsemée de collines, organiser une bat-tue pour débusquer un félin qui leur avait rapté un âne : leurs minuscules silhouettes remplissaient l'immensité de cris stridents. Notre vie à nous, en Europe, semble plus confuse. Nos besoins vitaux sont différents. La lecture peut en être un. Les Passions partagées en est le témoignage somptueux.Jean-Louis Kuffer. Les Passions partagées (lectures du monde 1973-1992). Bernard Campiche Editeur, 2004, 438 pages.vous invite à découvrir ce nouveau site littéraire en ligne développé avec notre concepteur Joël Pizzotti et vous proposant déjà plus de 1000 textes publiés à l'enseigne du Passe-Muraille (1992-2012) ou issus de nouvelles collaborations:https://www.revuelepassemuraille.ch/le-cercle-des-vivants/En lisant Béton armé, de Philippe Rahmy, magnifique récit d'un séjour à Shanghai et plongée dans la ville-monde personnelle de chacun...Je me retrouve ce matin à Shanghai. Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, ces derniers temps, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis que ce matin c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surface amplifiant le vacarme. Toutes les foules d'Elias Canetti se recoupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l'horizon ou s'enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons). Des foules en procession et des foules fermées se pressent dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s'écoulent de la rue vers l'intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d'essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L'espace grandit encore. Des foules béantes s'étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shanghai est à la fois mangouste et cobra".La main de verre descendue du ciel a la mémoire des fractures. "Cinquante au total", écrit-elle. Et reconnaît d'expérience: "C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur".La main de Philippe Rahmy a repris la mienne hier soir par surprise. Nous venions de recevoir nos nouveaux voisins. Nous avions parlé de Syrie (où S., restauratrice d'art, a travaillé avant le désastre sur les fresques d'un ancien monastère) et de Lubumbashi (où D. a séjourné entre deux missions de l'UNICEF au sud Kivu), et voici qu'en débarrassant je suis tombé sur ce livre jaune au titre peu lisible de Béton armé que nous avions reçu au courrier du matin. Sans relever le nom de l'auteur, je découvre une longue dédicace très amicale à la graphie connue et le prénom de Philippe me renvoyant illico à la couverture: nom de Dieu, le Filou Boy !Alors dès le coucher, après un essayé-pas-pu regarder La vie est belle de Frank Capra, une histoire d'anges, je me suis lancé une première fois dans les mots du Filou Boy à la main de verre, sautant au hasard d'une page à l'autre et retrouvant à tout coup le mot exact et le sentiment filtré, comme dans ses deux premiers inoubliables opuscules.Dans un rêve récent un messager spécial me conviait au coin d'un jardin municipal au nom difficile à prononcer, aux abords duquel je retrouverais Le Rameau d'Or - ma vie onirique n'échappe pas à certaine érudition même sommaire. Mais voici que la main de verre précisait maintenent le lieu: Porte Nord du parc Zhongshan. Et l'Objet se trouvait là: "Un rameau d'acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise. Sa couleur, son parfum, ses premiers frémissements de bourgeon, ses fruits, ses fleurs, et jusqu'aux bourrasques qui l'ont arraché à son arbre, jusqu'aux pluies qui le font aujourd'hui pourrir sur le sol, appelleraient une description sans fin. Mais ce trésor de nuances est raboté par l'usage. Comme le chinois classique s'est appauvri dans la langue du peuple, la branche, hier florissante, est piétinée par les passants. Au lieu de siffler dans le vent, elle n'émet plus que quatre tons sous la semelle: un ton descendant,un ton descendant-montant, un ton montant, un ton plat. Quand une chaussure l'écrase, un large talon d'homme, le craquement est impératif et plongeant. La pression molle d'un pneu de vélo en tire une plainte offusquée mêlée de surprise. L'attaque nerveuse d'un escarpin fait jaillir une série de bruits qui grimpent le long de la jambe. Enfin, une ixième procession de vieillards réduit en poussière ce reste d'écorce dans un frottement de pantoufles". Alors cette vision du rameau m'a transporté, un autre début de matinée - mon premier matin à Tôkyo -, dans ce jardin couvert de fleurs de magnolias soufflées par la bourrasque et se mêlant à des tourbillons de vignettes aux effigies de jolies masseuses. Même fraîcheur des premières impressions, à ce qu'il m'a semblé, et même tonitruance, en arrière-fond, de la bande-son mégapolitaine.Je sentais ces jours que j'avais besoin d'une dernière transfusion d'énergie pour achever mon propre livre, où il est pas mal question aussi d'anges stigmatisés. Or Béton armé m'est arrivé comme une grâce. C'est un livre d'une douce violence dont chaque mot de verre sonne vrai. La main stigmatisée relaie en outre la féconde souffrance des autres et rien ne me touche autant que cette reconnaissance du travail par le travail: "Les employés quittent leurs bureaux. Les ouvriers attendent la relève à l'entrée des chantiers. Ils grimpent par groupes de quinze à l'arrière des camions. S'il manque un travailleur pour faire le compte, le véhicule ne part pas. Les nombres sont partout dans la vie des Chinois. Le chiffre 1, yï, symbolise la fidélité amoureuse, le 5, wü, les sanglots. Leur combinaison symbolise le travail "Je supporterai la charge qui m'écrase", disent ces hommes dans le petit matin. La fierté se lit sur leurs visages. Ils ont quitté leur campagnes. Ils accomplissent de grandes choses, suspendus à leurs échafaudages en bambou, soudant des poutrelles sans lunettes de protection. S'ils tombent, personne ne les regrettera. Leurs familles ne seront pas informées. Les ouvriers disparaissent, réapparaissent parfois, on les déplace. Ils sont seuls. Ils sont innombrables. Une anxiété se lit dans leurs yeux tendus vers un but qu'ils pensent pouvoir atteindre. Le pays leur appartient. Ce travail qui ne remboursera jamais leurs dettes annule la misère qu'ils ont quittée. Ce travail qu'ils perdront et qu'ils retrouveront, plus pénble et dangereux encore, ce travail est une peau de serpent qu'ils arrachent chaque jour et qui repousse chaque nuit. Ce travail leur appartient. Quant à leurs forces, ils les vendent au plus offrant. Ils n'ont pas de méthode. Ils s'accrochent aux autres qui se battent comme eux pour le même salaire, le long d'interminables journées, le long des grandes routes. Ils sont armés de leurs poings. Ils ne lâchent rien. Derrière eux, il en vient des millions, encore pus décidés". Les anciens maoïstes occidentaux sans aveu découvriront, sous la douce main de verre, la force implacable d'un écrivain stigmatisé de naissance par son incurable maladie, qui dit le vrai de part en part alors qu'ils continuent de mentir. Béton armé est de haute poésie et tout politique à sa façon, sans une concession de larbin aux Pouvoirs. Ces mots enfin devraient s'inscrire au coeur de chaque jeune auteur d'aujourd'hui: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".Philippe Rahmy. Béton armé. La Table Ronde, 202p. Préface (très lumineuse et fraternelle)de Jean-Christophe Rufin. Celui qui se sent partout étranger y compris dans son lit quand il est seul / Celle qui vous dit faites comme chez vous sans se douter que ça risque de craindre / Ceux qui pigent l'accent de partout où ils jactent /Celui qui a appris à se concentrer sur ce qu'il apprend / Celle qui lit quelque part que "la rue dit la vérité" / Ceux qui pensent que la rue "dit la rue" / Celui qui se laisse volontiers dérouter par les indications erronnées comme ce matin-là à Tôkyo tu t'es fais envoyer à Okinawa alors que tu demandais ton chemin pour Ginza / Celui qui passe sa journeé de retraité coréen à ramener à la maison des enfants perdus dans la gare de Shinjuku /Celle qui fait du strip-éclair dansle métro de Shangai où son oncle a juste le tems de faire la quête / Ceux qui suspendus à leur poignée avaient l'air de chauve-souris ce matin-là dans le métro de Tôkyo / Celui (prénom Philippe,de père égyptien) qui constate que "les heures glissent du gris vers un gris plus sombre" / Celle qui se rappelle que le smog de Los Angeles te colle aux dents comme un vieux caramel / Ceux qui se disent qu'avec tant de câbles le ciel ne va pas s'envoler / Celui qui a cru voir Jésus-Christ au coin de la rue où il a disparu/ Celle qui remarque que ce qui rassure chez Bouddha est son ventre à rebonds / Ceux qui s'attardent dans le quartier de la Goutte d'or à l'observation de détails curieux genre le griot en vélosolex / Celui qui se demande comment un homme peut en arriver à poignarder son enfant chéri de pas un an / Celle qui a vu le déploiement des "collaborateurs" de l'unité spéciale du DARD dans le quartier où rien n'était censé se passer comme à la télé mais aujourd'hui faut s'attendre à tout dit-elle à Madame Paccaud sortie sur le palier / Ceux qui se passent un clip de Madonna sur leur smartphone /Celui qui a appris à se faire des cataplasmes de blancs d'oeufs chez le même initié qui lui a rappelé les vertus de la compresse de feuille de chou / Celle qui constate que l'homme dégradé est aussi biodégradable que certains produits quoique laissant quelques déchets carnés / Ceux qui voient la mégapole s'éteindre à 21 heures pile / Celui qu'on emporte dans une housse grise et lisse comme la nuit de Kafka / Celle qui se rappelle le goût particulier des lèvres du jeune Gustav Janouch / Ceux qui préfèrent se taire faute de pouvoir aider, etc. Point d’orgue final de la prestigieuse revue Le Débat, sacrifiée sans gloire par les éditions Gallimard, le texte lumineux de l’écrivain romand, intitulé «L’Ordre humain», s’inscrit dans la mouvance actuelle des grands questionnements. Déclin des uns, relance possible des autres – l’Avenir le dira…L’étrange, inquiétante et non moins fascinante époque que nous vivons, plus troublante encore depuis le début de l’année 2020, semble marquée, plus que par la peur dont on nous rebat les oreilles, par l’incertitude. «N’as-tu pas l’impression que nous sommes tous un peu perdus?», me demandait l’autre jour Claude Frochaux au cours d’un téléphone de deux heures lié à ma lecture du tiré à part de son essai paru dans la dernière livraison du Débat dont Marcel Gauchet venait d’annoncer la triste et significative liquidation, et je me surpris à lui répondre que non: que je ne me sentais pas plus perdu qu’à nos vingt ans de flottements idéologiques divers, quand le libraire anarchiste bien connu du quartier bohème des escaliers du Marché, à Lausanne, qui deviendrait ensuite le bras droit de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, à l’enseigne de L’Âge d’Homme, faisait déjà figure d’écrivain sans attaches politiques précises mais très attentif à la mouvance contestataire de l’époque – laquelle époque, disons entre 1968 et 1975, est d’ailleurs au centre de ce qu’il qualifie aujourd’hui de véritable basculement de civilisation.N’étions-nous pas alors, déjà, «un peu perdus», malgré la crâne affirmation de nos certitudes? Ce qui est sûr, c’est que nous étions beaucoup à nous figurer qu’un nouveau monde commençait avec notre génération, sans nous douter évidemment du fait que, de manière beaucoup plus générale nous inaugurions ce que Claude Frochaux qualifie d’ «ordre humain» dans cet essai d’une vingtaine de pages constituant le résumé d’une espèce de synthèse anthropologique amorcée en 1996 par l’essai intitulé L’Homme seul – cet «ordre humain» marquant l’apparente victoire de l’homme sur la nature, désormais affranchi de toute transcendance et seul à décider, peut-être pour le pire, de l’avenir de la planète et surtout de sa propre espèce… Il était une fois deux histoires…Mais qu’est-ce donc, plus précisément, que cet «ordre humain» selon Claude Frochaux? C’est le résultat d’une histoire millénaire, que l’essayiste appelle l’histoire numéro deux, parallèle à l’histoire numéro un que nous considérons comme l’histoire «officielle» de l’humanité, de Sapiens à Albert Einstein valsant sur son vélo, racontant en somme la saga des hommes «entre eux», femmes comprises évidemment. L’histoire numéro un est donc celle, linéaire et cousue de dates, de notre espèce, tandis que l’histoire numéro deux est celle du rapport de notre espèce avec la nature. Or Frochaux prétend qu’étudier cette histoire numéro deux, bien mieux que l’histoire numéro un, va nous permettre de mieux comprendre quelques phénomènes caractéristiques de notre époque, à savoir: l’obsession climatique, la montée en puissance d’un féminisme radical voire agressif, l’effondrement des religions et l’affaissement qualitatif de la culture – cela concernant prioritairement le monde occidental même si lesdits phénomènes font tache d’huile. De l’histoire numéro un à l’histoire numéro deux, nous passons en somme du «comment» au «pourquoi». Oui, sans doute, beaucoup de nos contemporains ont aujourd’hui le sentiment d’être perdu, mais pourquoi? C’est ce que l’autodidacte Claude Frochaux, bravant toute autorité académique et autres spécialistes ferrés, prétend nous expliquer avec sa réflexion détaillée sur l’histoire numéro deux, et c’est avec force détails, force exemples à l’appui qu’il nous intrigue, nous passionne et nous éclaire. La bascule du sacré au profane Notre rapport à la nature, à l’origine, est essentiellement notre rapport au sacré, rappelle Claude Frochaux. Dès l’Adam mythique, premier agriculteur probable, l’homme se distingue de la nature (faisons simple sans mêler Eve et le serpent), fait «bande à part», s’émancipe du «vivier commun» du chasseur ou cueilleur en inventant la roue, le feu, l’aiguille à tricoter et tutti quanti, mais la prédominance de la nature se maintient durant des siècle et des millénaires, jusqu’à la première bascule de la révolution industrielle du XIXe siècle, avant l’explosion innovatrice des techno-sciences contemporaines; et tout ce temps, dans le match nature-humanité, a été ponctué par de multiples avatars divins, de la nature divinisée du panthéisme aux dieux grecs, en passant par le Dieu unique à géométrie variable; et plus la conquête de la nature par l’homme progressait, plus la part du sacré, la part de Dieu, la part du vertical religieux cédait le pas à la part horizontale de l’«ordre humain». Assez curieusement, Claude Frochaux situe le basculement de l’«ordre humain» en 1975, ou disons entre 1960 et 1975. Mais pourquoi pas 74 ou 77, a-t-on envie de lui demander avec un clin d’œil? Peu importe à vrai dire! Ce qui compte pour lui, c’est de repérer un «avant» et un «après», et c’est là que les exemples deviennent intéressants. Notamment en matière de culture.A la lumière de l’histoire numéro deux, l’on voit comment l’homme, dans cette espèce de journal de bord de l’humanité qu’est la littérature, s’est affranchi de l’influence du Commandeur divin, de Don Quichotte le chevalier parodique à Don Juan le rebelle, ou comment le peintre est sorti de la nature avec Picasso en «gorillant» le portrait de la femme style Joconde cubiste à nez sortant del’oreille, jusqu’à l’art abstrait ou conceptuel qui sort complètement de la nature pour imposer ses formes autonomes ou ses «objets» désincarnés. Et après? Quelle place à la nature? Quelle place au sacré? Et revenir en arrière a-t-il le moindre sens?Ce qui est sûr, au jeu des comparaisons, c’est que les productions culturelles de la grande littérature, grande peinture et grande musique, se sont affadies et étiolées au fur et à mesure que l’«ordre humain» s’imposait, jusqu’à l’insignifiance où tout devient culturel, quand chacune et chacun se pose en écrivain ou en artiste, le pic de la dérision étant atteint par l’Académie d’écriture instaurée par le pauvre Eric-Emmanuel Schmitt sur Youtube, genre Donald Trump expliquant au populo comment devenir aussi riche que lui… Comparant les séquences de la littérature et de l’art occidental de 1935-1975 et de 1975-2000, Claude Frochaux conclut au déclin manifeste, sinon à la décadence pure et simple. Constat «réactionnaire»? C’est évidemment ce que lui lanceront les «progressistes» plus ou moins gogos ou cyniques, mais pour ma part je ne le crois pas du tout, dans la mesure où il prend réellement la littérature et l’art au sérieux, et la remarquable conclusion de son essai marque une ouverture plus qu’une déploration morose genre «après nous le déluge», ou encore «tout-est-foutu», «les jeunes-sont-nul», etc. L’imagination a de l’avenir à l’école buissonnière… En 1982 (donc après 1975, eh eh), Claude Frochaux publiait une espèce d’essai relevant de l’autofiction tout à fait délectable, intitulé Aujourd’hui je ne vais pas à l’école et marquant l’affirmation d’un ton et d’une liberté de parole qui caractérisent ses grands ouvrages ultérieur, de L’Homme seul à L’Homme religieux, L’homme achevé ou la fin des rêves ou enfin regards sur le monde d’aujourd’hui.Or tous ces livres n’ont cessé de me faire penser à une figure à mes yeux fondatrice de la culture helvétique, très présente dans la littérature alémanique du Jeremias Gotthelf aux champs ou de Gottfried Keller en ville, et jusqu’à un Ludwig Hohl vaticinant dans son souterrain genevois, de l’instituteur, et l’institutrice Lina Boegli faisant le tour du monde à trente ans n’est pas en reste!Que veux-je dire par là? Je veux dire que notre culture, et la romande autant que les trois autres, se distingue par la constance d’un savoir non académique, à la fois champêtre et forestier, démocratique et nomade (nos aïeux se sont beaucoup expatriés et nous ont ramenés des tas de connaissances de partout, ainsi que l'a illustré Nicolas Bouvier), qui imprègne même nos grands universitaires et nos génies singuliers.Or Frochaux l’autodidacte, l’ancien libraire du Palimugre parisien de Jean-Jacques Pauvert, le curieux de tout qui refait le monde par delà toutes les idéologies de l’époque, me semble aujourd’hui en quête d’un dépassement (c’est d’ailleurs le titre de son dernier livre non encore achevé) qui recoupe les grands questionnements d’autres témoins perplexes de ce temps rompant avec la philosophie de système ou les idéologies binaires, de l’Israélien Yuval Noah Harari à l’Allemand Peter Sloterdijk, de la Canadienne Naomi Klein au Hollandais Rutger Bregman, entre autres.Dans L’ordre humain, Claude Frochaux insiste sur la valeur fondatrice de l’imagination, qui n’est pas une lubie de fuite mais une construction imagée de l’expérience et du savoir, qui a «inventé» Dieu avant de le reléguer aux oubliettes et qui a produit les œuvres de Léonard de Vinci autant que celles d’Adolf Hitler et consorts. L’histoire numéro deux semble aboutir à une impasse dont, faute d’imagination, nous ne voyons l’issue que dans les algorithmes et le diable sait quel transhumanisme réservé aux riches. Mais encore? «Nous sommes la première génération a pouvoir dire qu’il existe une autre histoire», écrit Frochaux. «Et c’est encore et toujours l’histoire numéro deux qui peut nous expliquer pourquoi l’homme, emporté par son élan de conquête, est allé trop loin. A franchi la ligne rouge. A abusé de la nature. Nous devions l’épouser et nous l’avons violée. Nous pressentons aujourd’hui, sous ses airs bonasses, qu’elle rumine sa revanche. Elle prépare un sale coup. On la voit venir: elle va nous démontrer que l’on ne peut pas la piller en tout impunité.»Et Claude Frochaux de conclure: ««Il nous reste une certitude: c’est bien l’histoire numéro deux, le match homme-nature, qui était notre histoire la plus importante. Notre vraie histoire. La suite nous le démontrera. Parce qu’aujourd’hui l’histoire des hommes entre eux s’estompe face à l’actualité, à l’urgence, à l’impérative nécessité de trouver une entente avec la nature. Qui n’attend rien de plus de nous qu’un respect synonyme de survie.»Claude Frochaux. Le Débat, no 210, mai-août 2020. Gallimard.L’Homme seul. L’Âge d’homme, 1996, prix Lipp. Carnets de JLK: bilan après 12 ans de blog. 4888 textes. Plus 7889 articles sur Facebook..Il y a douze ans, dès juin 2005, que j’ai entrepris la publication quotidienne de mes Carnets de JLK, (http://carnetsdejlk.hautetfort.com) comptant aujourd’hui 4888 textes et visités chaque jour par des lecteurs fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns.Ainsi me suis-je fait d'occasionnels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmyet de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008, de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog. De même ai-je apprécié les échanges avec Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... enfin je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis ou relancés via Fabebook, notamment avecles écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Jean-Michel Olivier, Sergio Belluz et Philippe Lafitte, Jacques Tallote, Claire Krähenbühl ouJanine Massard, les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices amies ou amisAnne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert, Gio Bonzon,Jacqueline Wyser,ouMaveric Galmiche, Chantal Quehen, Mira Kuraj, MartineDesarzens, Lex David ou Jérôme Génitron Ruffin, Nicole Hebert au Quebec et Ann Pingree en Arizona, William Adelman à Los Angeles et Florian Gilliéron sur son VTT, ouCatherine Smits dite la belle Brabançonne, notamment.Journal intime/extimeJamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une cinquantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures, Chemins de traverse et L'échappée libre.Blog-miroir et blog-fenêtreA la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche.Si je me suis risqué à dévoiler, dans mes Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, ou l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire. Ainsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise.Tout récemment, un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog, et cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile; mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité.Une nouvelle créativitéSi la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré.Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement près de 4000 amis sur Facebook. La bonne blague !De l’atelier à l’agoraMichel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé, dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui appliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce. N’ayant plus trop le goût des chamailleries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ? Quoi qu’il en soit la nave va...Du blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande. Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier.Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.Mes Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas. Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang. Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister.Angelus Novus.netEt c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant à l'automne dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes. On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site.Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ? Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer, je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture.Mais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime aussi à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.Au début de l'année 2012, un nouvel éditeur du nom d' Olivier Morattel, ayant publié un livre surprenant, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme. Ce vingtième livre de ma firme s'intitule Chemins de traverse et constitue le quatrième volume de mes Lectures du monde, représentant environ 4000 pages publiées.En avril 2014 paraissait L'échappée libre, qui constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique de mes Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013. Sa 4e de couverture précisait ce qui suit: "À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à "ceux qui viennent". Post scriptum de juin 2016 : AprèsL'échappée libre, trois nouveaux ouvrages ont été achevés, intitulé respectivement Les Tours d'illusion, La Fée Valse et La vie des gens. Enfin, sous le titre de Mémoire vive, un ensemble de mes carnets recouvrant les années 1967 à 2017 devrait paraître en l'an 20**, pour les 7* ans de l'auteur peut-être encore en vie, sait-on. Enfin, je travaille à un autre vaste ensemble de chroniques voyageuses, publiées en ligne sous le titre de Chemin faisant et dont le titre définitif pourrait être Le Tourdu jardin...Post scriptum de juin 2017:En mars 2017 a paru, aux éditions de L'Aire, le recueil intitulé La Fée Valse. La réception critique de ce livre, en dehors de quelques présentations de qualité sur la Toile, a été pour ainsi dire nul. Elle reflète la débilité complète de la critique littéraire en Suisse romande, et l'affaissement délétère des chroniques culturelles dans ce pays satisfait et repu, contre lequel d'aucuns ont entrepris de réagir, soit en lançant une nouvelle revue littéraire, à paraître cet automne sous le titre de La Cinquième Saison, soit, après la calamiteuse disparition du magazine L'Hebdo, la création d'une plateforme médiatique de qualité, intitulée Bon Pour la Tête et dont il y a beaucoup à attendre ! Nota bene: l'oeuvre reproduite en couverture de L'échappée libre est de Robert Indermaur. L'illustration de La Fée Valse est de la main de Stéphane Zaech.Le temps ne compte plus comme aux longs jours d’automneoù je me lamentais de n’aimer plus personne.Le temps n’est même plus à la mélancoliede l’amour en allé ;et même sanglotern’est plus que comédie.Le temps ne passe plusau présent accordé -je suis mon temps passé :par lui seul apaisée.Peinture : Giorgione.Ce mardi 9 juin.- 5 heures du matin, et réveillé depuis une heure, souriant et un peu moqueur. Tout à coup m’apparaît la bonne façon de compléter mon journal, en reprenant tout à zéro en perspective cavalière, tranquillement depuis mon premier amour fou de garçon en deuxième année d’école primaire. L’idée m’en est venue en regardant sur Netflix le feuilleton indien Love story à Bangkok, l’histoire du petit gros humilié devenu, à forced'exercicesphysiques, le plus joli athlète qu’on désire, etc.L’INSTIT HELVÈTE. – La figure de l’instituteur au savoir bonnement universel, incluant la botanique et l’astronomie, la vie des continents ou des plantes et la survie des monuments, l’enseignement du chant et de la gymnastique me semble l’incarnation par excellence du génie helvétique, et j’y vois soudain un personnage de roman hors d’âge qui pourrait avoir fréquenté Anton Pavlovitch Tchekhov sur le tard, fait du vélo avec le jeune Albert Einstein, conversé à Pétersbourg avec Léon Chestov et Andréi Biély ou partagé un lunch avec Carl Gustav Jung. Pourquoi se gêner dans un roman ouvert à la fantaisie et au merveilleux? De là aussi mon idée de revenir au Cantique des cantiques autant qu’au Livre de Job.CONCRET ET ABSTRAIT. - Alain Gerber trouvait singulière, dans mon écriture, la constante alternance du concret et de l’abstrait, sans rien de voulu de ma part mais signalant peut-être l’un des divers aspects de ma dualité de natif des Gémeaux partagée entre l’apollinien et le dionysiaque, l’animus et l’anima, le diurne épris de clarté et le nocturne à l’écoute des grandes ombres – et me revient alors cette page de Sodome et Gomorrheoù le Narrateur, à propos de la mort de sa grand-mère, évoque l’univers du sommeil: «Monde du sommeil, où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines; dès que pour y parcorir les artères de la cité souterraine, nous nous somms embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes», etc. Il ya là-dedans une forme de délire contrôlé qui me semble procèder du noyau pur de ce qu’on appelle la poésie, ou de ce qu’on appelle plus largement la littérature, ou de ce qu’est la vraie pensée en lien avec ce qu’on appelle le corps, l’esprit, le cœur et l’âme.INCARNATION.– Jean-Claude Fontanet me disait un jour que les personnages de ses romans étaient en somme des âmes qui se cherchaient un corps, et c’est avec une intensité concentrée extrême que ce grand déprimé s’est, non pas tant libéré que dépassé lui-même dans son mémorable Mater dolorosaet plus encore dans L’Espoir du monde.Lui-même était une âme prise au piège de cette terrible maladie qui l’a prostré des années durant, parfois claquemuré pendant des semaines dans le silence et la tristesse, au dam de sa pauvre dame, et trouvant pourtant le courage d’écrire pour ne pas mourir – et là ce n’est pas se payer de mots que d’user de cette expression.Quant aux personnages de mes Tours d’illusion, je voudrais que ce fussent autant d’affects et d’aspects de la diversité humaine ressaisie dans cette réalité augmentée que figure la vraie fiction distribuée entre les instances du corps souffrant et jouisssant, de l’esprit en éveil, du cœur palpitant et de l’âme radieuse. LOIN DE PARIS.– Comme Ramuz le disait à Grasset, et comme le pensaient aussi un Georges Haldas ou un Alfred Berchtold, notre culture littéraire romande est profondément différente de la culture française filtrée par le centralisme parisien; notre culture découle (notamment) de Rousseau et du romantisme allemand, enracinée dans la civilisation paysanne séculaire en constante confrontation avec les villes, ouverte au nuancier des langues et aux incessantes disputes confessionnelles, longtemps soumise à la tutelle du pasteur et du professeur en terre protestante et plus originale dès le début du XXe siècle, notamment avec l’affirmation autonome de Ramuz et de ses amis des Cahiers vaudois.En ce qui me concerne, quoique n’ayant cessé de faire le voyage de Paris durant des décennies de journalisme littéraire, je n’ai jamais été dupe ni soumis à la condescendance du Français, ou plus exactement du Parisien , à l’égard des Romands autant que des Belges et autres périphérique de la «francophonie», vérifiant récemment la persistance de cette prétention tournant désormais à vide dans un milieu littéraire où règne l’esprit pédant et prétentieux généralisé ( de l’attachée de presse au libraire et du journaliste au représentant tous sont experts, de même que tout abonné à Facebook est artiste potentiel ou écrivain), la figure du prof de lettres de centre gauche devenant le parangon du goût et l’indicateur des dégoûts – mais la condescendance, le plus souvent ignorante de nos particularités, n’est pas moindre à droite et je le constate en toute tranquillité et sans être dupe non plus de ce qu’est devenu la littérature romande, où le nivellement par le bas devient aussi la norme. Bref je me sens tout Parisien dans nos Préalpes et très Romand à la rue des Canettes, fort de mon ascendance italienne et alémanique et de mes accointances certaines avec le blues américain et le roman russe, etc.DARK MAN.– Achevant ce matin la lecture de La Blonde en bétonde Michael Connelly, je me dis que les romans de celui-ci ont valeur à la fois de reportages très fouillés sur la mégapole américaine et ses troubles sociaux ou personnels (on était alors au lendemain des émeutes liés au tabassage de Rodney King) et d’aperçu du «coeur noir» de l’homme, précisément désigné en ces termes dans le troisième opus de ce très grand professionnel dont le travail mérite un respect du même genre quecelui qu’exprimait Patricia Highsmith dans l’article qu’elle a consacré à Simenon quelque temps après notre rencontre de 1988; et je disais ce matin à L. que ce genre de littérature, en fin de compte, me semble tout aussi intéressant que ce que les pédants appellent la «vraie littérature», sans tout mélanger pour autant – étant entendu que les livres de Connelly relèvent de l’artisanat plus que de l’art (comme les Maigret de Simenon) et que ses intrigues et son écriture ne vont pas sans stéréotypes répétitifs et sans clichés à la pelle…Ce lundi 22 juin. – Ma bonne amie passe aujourd’hui le cap de se 72 ans. 38 ans de partage «globalement positif» avec cette belle vieille ado, me disais-je ce matin en pensant aux deux sortes de vieilles peaux de notre génération: les vieux croûtons rassis et les vieux ados demeurés à mèches rebelles. Je viens de retrouver en outre, en feuilletant L’Ambassade du papillon auquel je suis revenu pour me rappeler diverses choses précises de notre vie commune, ces mots de Hofmannstahl plus que jamais de notre actualité: «La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage que la douleur».°°°Sacré livre au demeurant que L’Ambassade du papillon, où subsistent tant de traces de nos «minutes heureuses» à travers les années et un peu partout, avec les enfants et dans «la société», de nos voyages et rencontres, des heures parfaites et des moments plus troublés ou tourmentés - par ma seule faute il me semble, si tant est qu’il s’agisse de faute d’être ce que je suis; or j’en étais presque à envier ces jours, en reprenant la lecture du Journal de Julien Green, la qualité de sérénité et de plénitude qu’il y a dans celui-ci, et puis je me dis que le mien vaut tout autant par sa qulité de sincérité et de fidélité par rapport à ce que nous vivons, toute vie étant digne d’etre rapportée et l’important étant alors, dans un journal, de le rapporter bien – ce que je fais avec autant de soin et de précision que le cher nonagénaire. Bref, ces observations m’incitent, ce matin, à poursuivre la dernière tranche de mes Lectures du monde, intitulée Journal des Quatre Vérités et qui courra de mars 2019 à Dieu sait quand… À trente ans pile, sur les traces de Nicolas Bouvier auquel il rend un hommage explicite, Guillaume Gagnière signe son premier livre aux touches fines et justes, intitulé Les Toupies d’Indigo Street et retraçant un périple à valeur d’initiation parfois rude, entre Ceylan et l’île japonaise de Shikoku aux 88 temples. De quoi se libérer un instant du poids du monde…Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre que je venais de traverser comme sur des pattes de colombe, m’est revenue et avec elle le chant du monde, l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais de l’époque de Girolamo Frescobaldi, au nom de Bashô (1644-1694) et qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie:«À un piment, ajoutez des ailes : une libellule rouge »…Un poème itinérant qui n’exclut ni cloques ni claquesUn an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du Poisson-scorpion, au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans Le Long été, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux backpackers actuels. Ainsi, dans la foulée proche d’une Aude Seigne (née en 1985) et de ses Chroniques d’un Occident nomade, Guillaume Gagnière trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.Cela commence par un Soliloque du corps marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, et qui subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique, entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.Le cycle bouddhiste du pèlerinage, avec un grain de sel…Sans la candeur plus ou moins naïve, voire parfois jobarde, des routards des années 60-70 découvrant les spiritualités orientales, le pèlerin Guillaume, après s’être efforcé de ne penser à rien dans un centre de méditation thaïlandais proche de Chiang Mai (épisode comique finissant par «ça me gratte, qu’est-ce que c’est… un moustique, merde, concentre-toi, NE PENSEPAS ! (…) Oh, une mésange ! »), s’impose bel et bien les rigueurs de la longue marche japonaise, qu’il distingue clairement des chemins de Compostelle: «Dans le bouddhisme, le nirvana n’est pas l’équivalent de notre paradis : c’est le grand rien, la fin de tout désir. Le circuit des 88 temples de Shikoku, un cercle, se distingue des pèlerinages chrétiens qui tracent une droite. On ne marche pas du point A au point B en remportant à l’arrivée un prix de tombola spirituelle, on parcourt un cycle, partant de A pour revenir à A, puis l’on remet son ticket en jeu, encore et encore, jusqu’à ce que le concept de but ou de récompense s’épuise de lui-même ».Or son livre reproduit pour ainsi dire le même tracé cyclique partant de la rue Indigo sri lankaise évoquée par Nicolas Bouvier, pour y revenir, non sans une pointe de mélancolie («la rue du récit, sa rue a sombré», avec une affectueuse lettre posthume du jeune homme à son modèle tutélaire. Rien pour autant de platement imitatif dans le récit du trentenaire, dont la poésie et la plasticité ont leur propre fraîcheur. Comme Bashô et Bouvier dans leur voyages respectifs, il multiplie ainsi les brèves notations, mais dans son langage à lui : « C’est alors qu’apparaissent les nuages, de larges masses d’un jaune de mégot froid », ou ceci : « Le soir, plat de curry en solitaire sous la Grande Ourse, les étoiles scintillent dans la casserole »…Parvenant au dernier des 88 temples, enfin, c’est avec un éclat de rire final qu’il fait ce constat : «Deux mois d’efforts sur plus de mille kilomètres, et à l’arrivée, un sommet baignant dans une épaisse purée de pois », ajoutant en sage mal rasé et puant sûrement le bouc: « Serait-ce un peu ça, le but : s’effacer à tel point que la notion de mort en devient naturelle ». Et pour dépasser toute morosité nihiliste : « Finalement c’est peut-être ça, le « secret » : des montées, des descentes, des remontées et tout en haut, un grand calme : l’ataraxie. J’avais presque oublié à quel point cela pouvait être simple et beau, d’être en vie »…Guillaume Gagnière, Les Toupies d’Indigo Street, Editions d’autre part, 2020. 110p.Celui qui a vu le ciel de Katmandou s’obscurcir quand l’attentat contre le roi a provoqué l’envol des renards volants / Celle qui se rappelle le son de la canne paternelle frappant les élèves de l’Institut des Valeurs Morales «pour leur bien» / Ceux qui disposent d’un side-car pour s’aérer en laissant Madame aux commandes /Celui qui observe avec envie les premiers essais d’envol du jeune albatros royal / Celle qui estime qu’une névrose n’est qu’une mauvaise habitude et qu’il suffit d’en changer sans en faire une théorie / Ceux qui constatent que les voies de la surestimation de soi sont encombrées ces derniers jours aux alentours de la Star Ac / Celui qui rappelle à son cousin juge de première instance que les rois ont été les premiers faux-monnayeurs / Celle qui en tant qu’économiste à tailleur strict et mèche rebelle combat l’idée selon laquelle l’Etat peut vendre dès aujourd’hui la laine qu’il tondra demain sur le dos des citoyens / Ceux qui prônent la semi-prostitution en forme de mécénat en faisant passer la petite annonce suivante dans les revues sur papier glacé: «Ambitious attractive girls seeking benefactors too fulfil their lifesstyle needs» /Celui qui dompte des mouches bleues dans le salon vert / Celle qui revient en Autriche comme dans un repaire de malfaiteurs / Ceux que ravissent les otaries à la baignade / Celui qui qui répertorie les mousses et lichens de l’altiplano bolivien / Celle qui brandit le poing au passage du bombardier qui piqué au vif fait demi-tour et lui fonce dessus sans même lui arracher une boucle d’oreille Dieu merci / Ceux qui ont peur du noir au flanc du volcan zen / Celui qui n’a compris qu’après coup (aux infos de minuit) pourquoi la ville de Kalamata s’était éteinte la nuit et comment le séisme l’a précipité de sa moto dans le ravin de terre rouge / Ceux qui sont restés interdits au passage de l’anaconda sur la route où le train routier lui a brisé les vertèbres / Celui qui sait le nom ancien de chaque remous du Mékong / Celle qui a été épargnée par les flammes du napalm au motif qu’elle conduisait son buffle d’eau dans la rizière/ Ceux qui assistent impuissants à l’hécatombe des saumons remontant la rivière aux cascades asséchées par l’été caniculaire / Celui qui cueille les poissons accrochés dans les arbres et les arbustes ruisselant encore de l’eau du fleuve en décrue/ Celle qui scrute la Chevelure de Bérénice au moyen du télescope à réflecteur apochromatique / Ceux qui ne connaissent pas les règles du paradis mais se disent toujoursen recherche, etc.(Cette liste a été établie en marge de la lecture del’Atlas d’un homme inquietde Christoph Ransmayr) Image: Pitcairn, l'île du bout du monde évoquée dans le plus long récit du livre...Aperçu d’une proposition de cession gracieuse ou de vente partielle à prix réduits de ma bibliothèque, comptant plus de 15.000 volumes à caractère principalement littéraire.Cette bibliothèque revêt un caractère tout personnel lié à sa constitution, sur plus de cinquante ans, où la passion de mes jeunes années s’est poursuivie et enrichie du fait de mon activité de critique littéraire et d’écrivain, dès le début des années 1970.Ce corpus, fondé sur ce que j’ai gardé, est le résultat de choix incessants qui m’ont fait donner – notamment à l’institution Bibliomedia - ou vendre, à prix symbolique, des milliers de livres reçus au titre de services de presse durant toutes ces années. Il se distingue donc par une cohérence interne et une « personnalité » qui justifierait, dans l’idéal, une transmission intégrale et gratuite, en l’état, à telle ou telle institution, médiathèque ou centre culturel, qui l’accueillerait tel quel et le mettrait à la disposition du public.Idéalement, j’imagine un espace aménagé accueillant les sections diverses de cette bibliothèque (littérature de langue française, littérature romande, domaines russe et slave, domaine germanique, domaine anglo-saxon, domaine italien, domaine hispanique, essais, sciences humaines, collections multiples (Pléiade, Bouquins, Cahiers rouges, Le Dilettante, Quarto, etc.) à consulter ou à emprunter selon le système ordinaire des bibliothèques publiques.L’idéal se réalisant, je m’engage à transmettre ce véritable trésor de mémoire sans aucune forme de compensation financière. L’espace en question serait du moins intitulé Bibliothèque de la Désirade, avec la mention souhaitée en lettres discrètes : Donation de LK et JLK.Faute de trouver preneur, cette offre « totale » se transformera en offre partielle ou en vente détaillée à prix réduits. À dater de l’envoi de cette proposition, soit le lundi 7 septembre 2020, l’offre dite « totale » sera prioritaire jusqu’au 31 décembre de la même année à minuit. Dès cette date échue, toutes les propositions de dons partiels ou de ventes détaillées seront envisagées.Au lieudit La Désirade, domicile principal de LK et JLK, sis au vallon de Villard, sur les hauts de Montreux.Littérature française : (nombreux ouvrages dédicacés)Environ 1500 volumes en ce lieu, collections non comprises.Littérature russe :Environ 700 volumesLittératures slaves :Environ 400 volumesLittératures italienne, espagnole et portugaise :Environ 700 volumesLittérature allemande et alémanique750 volumes.Poésie :200 volumes- Ce lot d’environ 2700 volumes se subdivise en 1200 volumes de la collection blanche des éditions Gallimard, généralement à l’état de neuf.+ 5oo volumes environ des collections d’essais de Gallimard Sciences Humaines, Bibliothèque de l’inconscient et autres ouvrages de référence en matière philosophique ou historique,+ 200 volumes de Journaux intimes+ 500 volumes du domaine littéraire anglo-saxon+ 200 volumes distribués entre les collections littéraires du Dilettante, de L’Imaginaire, de la Haute Enfance du Promeneur et de L’Un et l’autre, notamment.Nota bene : ce troisième lot occupe une pièce et demie non habitable mais pourvue d’un évier et de l’électricité indispensable à son éclairage, au deuxième étage d’une modeste maison du XVIIIe siècle dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure. Le coût de sa location est de 300 CHF par mois. À qui reprendrait la location de cet espace, moyennant accord avec la gérance, l’intégralité de son contenu serait acquise gratuitement.Entretien avec Jean Starobinski, en souvenir posthume...Evoquant sa longue amitié avec Jean Starobinski, Yves Bonnefoy écrivait il y a quelques années que le grand critique genevois était de ceux qui ne cessaient de lui prouver, dans une «continuité chaleureuse», que «la raison et la poésie ne sont pas ennemies, bien au contraire». Le poète disait aussi la part prépondérante du simplement humain chez le penseur, n’oubliant jamais la «priorité du mot ouvert de l’exister quotidien sur la lettre close du texte». Or c’est à ce double point de rencontre, de l’intelligence claire et des fulgurence intuitives, mais aussi de la vie et de sa ressaisie par les oeuvres, que nous ramène incessamment, en effet, cette parole d’expérience intime approfondie et de connaissance englobante - Vous souvenez-vous de votre premier acte qui puisse être dit «créateur» ? - Ce furent d’abord des envies de traduire. Du grec ancien (L’éloge d’Hélène), de l’allemand (Kafka, Hofmanstahl)... Mon goût d’écrire s’est éveillé moins à l’appel des textes quà celui du monde. J’ai fait ma petite classe d’écriture, cahin-caha, en écrivant des chroniques de la poésie dans Suisse contemporaine, entre 1942 et 1945. J’essayais d’être à la hauteur des circonstances. J’attribuais sans doute trop de pouvoir à la poésie. - Qu’est-ce qui, selon vous, distingue fondamentalement l’écrivain de l’écrivant ? Et quand vous sentez-vous plutôt l’un ou plutôt l’autre ? - Je ne me sens pas concerné par l’opposition, établie par Barthes, entre ceux qui écrivent sans souci de la forme littéraire (les «écrivants«) et les écrivains préocupés par l’effet esthétique. Mon propos n’est pas de manifester une singularité littéraire., Je cherche à transmettre ma réflexion le plus nettement possible. Il y faut un très sévère travail sur le langage. Et il faut savoir effacer les traces du travail. A quoi ai-je abouti ? Je n’en sais trop rien. - «Création et mystère forment le trésor de Poésie», écrivait Pierre-Jean Jouve. Or la critique peut-elle saisir et dire le mystère ? - Le propos de Jouve est lui-même de la critique. La fonction du critique est d’aviver la perception du «mystère» poétique, d’apprendre au lecteur à mieux s’y exposer. Au reste, savoir quelles ont été les règles du sonnet, ou celles de la fugue, ce n’est pas faire outrage au mystère de la poésie ou de la création musicale. Bien au contraire. - Avez-vous essayé ce qu’on dit «la fiction», ou la poésie, avant ou à côté de votre oeuvre d’essayiste ? - Sporadiquement. L’essai en prose m’a convenu. Je suis fermement convaincu qu’une espèce de beauté peut résulter de l’invention d’une recherche - du parcours et des justes proportions de l’essai. Le grand livre de Saxl et Panofsky, Saturne et la mélancolie, ne donne-t-il pas l’impression quîl peut exister un lyrisme de l’érudition ? - Vous sentez-vous participer d’une filiation littéraire ou scientifique ? - Les exemples de Marcel Raymond, de Georges Poulet, de Roger Caillois, de Gaston Bachelard, de Georges Canguilhem, d’Ernst Cassirer, etc. ont compté lors de mes débuts. Puis j’ai tenté d’inventer mon parcours. J’accepte qu’on dise que mon désir de comprendre s’inscrit dans la filiation de la philosophie des lumières. Je n’éprouve en tout cas aucun attrait pour l’irrationalisme raisonneur si répandu à notre époque. - Y a-t-il un livre particulier, ou des auteurs, auxquels vous revenez régulièrement comme à une source ? - Je suis beaucoup revenu à Rousseau. Mais sans le considérer comme ma source. C’est un irritant. - Y a-t-il à vos yeux, malgré les formes d’expression variées, un «noyau» central commun à l’expression artistique ? - Je tente plutôt d’écouter le son particulier de chaque voix, de percevoir le caractère particulier de la relation au monde et à autrui que chaque oeuvre (ou groupe d’oeuvres) établit. Nous unifions aujourd’hui sous la notion moderne d’art, des manifestations dont l’intention était très diverse: magique, religieuse, fonctionnelle, didactique, ou dégagée de toute finalité. - Dans quelle mesure la littérature et la peinture peuvent-elles se vivifier mutuellement ? Et peut-on définir le «moment» où la première tendrait plutôt à parasiter, voire à stériliser la seconde ? Y a-t-il un «pur moment» de la littérature ou de la peinture ? - Assurément, la lettre (que ce soit celle de la Bible, des mythologistes ou des historiens) a longtemps précédé et commandé l’image.La peinture d’histoire a survécu jusqu’à notre siècle, en se renouvelant et se métamorphosant, jusque dans l’art surréaliste. D’autre part tout un secteur de l’art d’avant-garde, qui ne suscite que peu de plaisir sensoriel, est inséparable des dissertations, souvent des boniments, qui l’expliqent et le légitiment. Avec un mode d’emploi sophistiqué, on peut proposer les pires pauvretés. C’est là que j’éprouve le plus vivement l’impression de «parasitage». Mais il y a, heureusement, des oeuvres de peinture qui établissent un rapport au monde et au spectateur sans passer par des relais intellectuels arbitraires. Je ne veux donc en rien jeter l’interdit sur une peinture qui «pense». Ce fut le cas de Poussin, de Delacroix, de Cézanne, de Klee... - Les écrivains forment-ils une catégorie à part dans la critique d’art ? - En France, la critique d’art est née avec le discours des artistes eux-mêmes, et avec Diderot. La ligne de crête de la critique d’art passe par Baudelaire. Ce sont des écrivains, et parfois des philosophes qui ont su poser, mieux que d’autres, le problème du sens de l’art. L’admiable Giacometti de Bonnefoy en est la preuve la plus récente. - Comment un thème cristallise-t-il dans votre processus de réflexion ? Qu’est-ce qui vous a fait, par exemple, vous intéresser particulièrement aux rituels du don ? Pourriez-vous désigner le fil rouge courant à travers votre oeuvre ? - Les thèmes qui me retiennent sont des composantes simples de la condition humaine: la perception que nous avons de notre corps, la succession des heures de la journée, l’acte du don, l’opposition du visage et du masque, etc. Je les considère à travers la diversité des expressions concrètes que j’en puis connaître, selon les moments de l’histoire. Ce qui me met en alerte, ce sont les contrastes, les différences, les mises en oeuvre qui varient à travers les divers moments culturels. Il s’agit donc de thèmes qui sont d’un intérêt très large, et dont les expressions révolues, les évolutions récentes pourront, si possible, mieux mettre en évidence notre condition présente. Pour ce qui concerne le noyau originel du livre sur le don (Largesse), mon attention s’est éveillée en constatant la répétition d’une même scène d’enfants pauvres qui se battent, en se disputant des aliments qu’on leur jette, chez Rousseau, Baudelaire et Huysmans. Il a fallu interpréter, déveloper une explication historique, réfléchir sur le système de rapports violents qui se manifestait dans ces textes. Des avenues s’ouvraient de toute part, avec, à l’horizon, les pauvres de l’âge moderne. - Votre expérience en psychiatrie a-t-elle constitué un apport décisif à votre travail d’interprétation ? - L’expérience du travail psychiatrique a été brève (à Cery, en 1957-1958). Mais j’en ai beaucoup retenu, pour mes activités ultérieures. La maladie mentale se manifeste en altérant la relation vécue. Ce qui est mis en évidence par la maladie, ce sont les états-limites, les souffrances de la relation. Mais il ne s’agit pas d’une relation différente de celle qui entre en jeu dans la vie normale, ou dans l’imaginaire de la fiction. La perturbation mentale révèle l’édifice de l’esprit humain (sa fragilité, ses excès, ses déficits). - Avez-vous le sentiment d’écrire en Suisse et de participer de la littérature romande ? - Je me sens Genevois, donc Romand, donc Suisse, donc Européen. J’avoue (en ce qui me concerne) ne pas bien savoir où commence et où finit la littérature romande. Mais il y a une cause à défendre: celle de nos compatriotes qui sont de grands écrivains de langue française (Ramuz, Cingria, etc.) et qui ne sont pas encore suffisamment reconnus et lus en France. - La critique a-t-elle une fonction particulière à jouer dans l’univers de «fausse parole» que représente souvent la société médiatique ? - L’analphabétisme gagne. Et l’antiscience (ou la pseudo-science). Il faut que des critiques, «littéraires» ou des «philosophes», s’obstinent à protester. Au temps du nazisme, la revue Lettres, à Genève, a pris pour épigraphe cette phrase que j’avais trouvée dans vauvenargues: «La servitude abaisse les hommes jusqu’à s’en faire aimer». On peut le redire des diverses dégradations de notre temps qui se propagent au nom du «goût du public», de la «liberté d’expression» ou (en d’autres pays) de l’«identité nationale». - Quel est selon vous, et particulièrement aujourd’hui, l’honneur de la littérature ? - L’honneur de la littérature ? C’est de viser plus haut que le succès littéraire. - Y a-t-il un jardin secret personnel dans votre oeuvre ? Ecrirez-vous des Mémoires ou nous cachez-vous un monumental Journal intime ? - Mon seul jardin secret: des textes autrefois publiés en revue, qui ne me satisfont pas, mais que je n’oublie pas, et que je garde en instance de révision en attendant de les publier pour de bon... Parmi ceux-ci, quelques rares poèmes. - Pasternak disait écrire «sous le regard de Dieu». Avez-vous le sentiment d’écrire sous un regard particulier ? - Ecrire sous le regard de Dieu, quelle garantie ce serait ! Je n’ai pas cet orgueil. «Tu ne prononceras pas en vain le nom du Seigneur»...C’est à un très grand et tout modeste Monsieur que j’aimerais dire ici ma reconnaissance en saluant une dernière fois Monsieur Berchtold, dont la présence restera vive, pleine de respect et d’affection dans la mémoire de celles et ceux qui ont approché la personne, bénéficié de l’enseignement du professeur, assisté à ses conférences ou lu ses livres.Ce fut un cadeau de rencontrer Monsieur Berchtold et lui-même, en tant qu’homme d’esprit et de cœur, rayonnait de cette même reconnaissance à l’égard de la vie et des êtres qu’il avait aimés, considérés comme autant de cadeauxAlfred Berchtold était un humaniste suisse dans la plus haute tradition de l’Europe cultivée, un lettré de très vaste érudition aussi sensible à la peinture qu’à la littérature, à la musique et aux multiples aspects de la vie de l’esprit, mais aussi au fonds populaire de notre culture; un historien non dogmatique et probablement le plus «romancier» de ceux que la Suisse passée et présente a inspirés, un passeur de culture et de littérature incomparable et notamment entre les quatre entités helvétiques; un honnête homme enfin d’un compagnie délicieuse à laquelle j’aime associer, tout naturellement, la présence de la malicieuse Madame Berchtold, dont la disparition lui fut un arrachement.Pour les lecteurs passionnés de littérature, et plus précisément de celle qui s’est développée en pays romand, le premier cadeau de Monsieur Berchtold fut un livre d’un peu moins de mille pages, intitulé La Suisse romande au cap du XXe siècle et sous-titré Portrait littéraire et moral, paru en 1963 et constituant un formidable aperçu des tenants et aboutissants de notre littérature – au sens très large incluant les écrivains et les pédagogues, les théologiens et les scientifiques, les artistes et les multiple phénomènes de la vie culturelle -, et c’était une thèse de lettres mais de l’espèce la plus rare puisque rédigée dans un langage accessible à tous, multipliant les portraits de messieurs bien graves ou de poètes plus fantasques (d’Alexandre Vinet à Charles-Albert Cingria, du pacifiste Pierre Ceresole au peintre Ferdinand Hodler - dont je me rappelle qu’un dessin ornait la «prison trois étoiles» dans laquelle Monsieur Berchtold passa ses dernières années – ou d’Amiel à Ramuz, de Pierre Girard à Monique Saint-Hélier, entre tant d’autres dont l’auteur brossait les portraits avec un art confinant parfois à celui, j’y insiste, du romancier, sans prétention «littéraire» trop insistante au demeurant.La littérature romande avait certes connu d’autres défenseurs de qualité, tel un Virgile Rossel, mais Monsieur Berchtold y apportait une chaleur particulière, une pratique singulière des rapprochements inattendus – de quinze siècles de présence catholique à la présence des Juifs à Genève et en Suisse, entre tant d’autres mises en rapport éclairantes - et un art de la synthèse où le pays romand n’était pas isolé mais en relation diachronique avec ses voisins et le monde où nos aïeux passèrent du service étranger à l’émigration, du refuge protestant au grand large de Blaise Cendrars.Je ne vais pas énumérer ici tous les cadeaux que Monsieur Berchtold nous a offerts en matière de littérature et d’histoire, et ne citerai qu’en passant ses ouvrages si nécessaires consacrés par exemple à cinq Suisses aussi différents les uns des autres qu’emblématiques (Euler, Ueli Bräker, Pestalozzi, le général Dufour et Sismondi), à Jakob Burckhardt ou à Émile Jaques-Dalcroze, mais deux autres cadeaux sans prix méritent une mention particulière puisqu’ils intéressent, mais oui, l’Europe, et le monde tant qu’on y est !Le plus imposant est assurément Bâle et L’Europe, paru en 1990 et représentant une nouvelle somme d’érudition et de gai savoir aux portraits non moins mémorables (d’Erasme à Castellion, ou du fascinant trio de Thomas Platter, le chevrier humaniste et ses fils, à Carl Gustav Jung), qui décrit admirablement la cristallisation d’une identité par la culture. À ce propos, Denis de Rougemont me dit un jour que l’Europe de ses vœux serait celle des cultures et non point celle du profit – et Monsieur Berchtold l’illustre magnifiquement à sa façon.Quant à cet autre cadeau que nous à légué Monsieur Berchtold avec son Guillaume Tell, résistant et citoyen du monde, paru en 1994, où l’historien se fait un malin plaisir de montrer que le « mythe » de Guillaume Tell, sèchement décrié par certains intellectuels, a valeur universelle en tant que symbole de la liberté reconnu en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est, notamment, j’y vois à la fois une somme d’érudition joyeuse et comme un clin d’œil moqueur de Monsieur Berchtold aux «nouveaux historiens ».À l’instant, Monsieur Berchtold, je me rappelle l’immense cadeau que vous m’avez fait en m’accordant de longues heures d’entretiens, dont nous avons tiré un petit livre qui dit très exactement l’une de vos nombreuses qualités : La passion de transmettre.Et dire que c’est vous qui m’en avez remercié en m’offrant cet autre cadeau, en retour, d’une toile lumineuse, aux confins de l’abstraction, et si précisément évocatrice des bords du lac de Zurich dans son miroitement matinal polychrome, signée de cet autre admirateur de Ferdinand Hodler que fut Karl Landolt – passion transmise !Merci, de tout cœur merci, Monsieur Berchtold !La porte est grand ouverte:on voit le gisement de lucioles de loin.Le cœur de la ville engloutiebat calmement dans l’onde,et le silence se souvient.Je navigue à l’étoilesur le clavier muetoù dès enfant je m’exerçaisà l’écart de l’écart,au milieu juste du milieu.Tenir alors la notedans la clairière du sommeilm’aidait à voir de loince qui là-bas semble en éveil.Ta bouche est pleine de sangquand tu invoques ton dieu de haine:tu brandis le Coran,de l'Evangile te fais une arme;tu invoques le peupleet tes commissaires politiques et autres sicaires wahabbites l'écrasent au Tibet et le décapitent au Yémen; tu exiges en UNE de ton tabloïdl'image du vieux prêtre égorgé;tu as bondi sur le micropour que le sang verséte fasse réélire...Tu incarnes le pouvoir démocratique de George W. Ben Laden,chef de guerre chez Ali Burton,aux bons soins de la Swiss Bankdu Panama sioniste tendance sunnite.Tu es n'importe qui.Tu es PERSONNEavec ton oeil unique.Tu as la gueule des prédateurs associés.Tu t'agenouilles en foule. Tu réclames plus de têtes. Les insectes nuisibles seront traités à Guantanamo comme à Oslo, Orlando et autres zones gazées par Monsanto.Mon tribunal de droit international privatisévous jugera partout selon ma loi non négociable à Gaza ni dans les boîtes de pédés ou les savanes d'improductifs affamés africains d’ailleurs tous contaminés par le péché.Vous comptez pour rien,peuples soumis,et le divin or noir me bénit.Je suis la meute et j'approuve.Je suis la force et je frappe du ciel.J'ai gravi les hauteurs béantes du communisme néo-libéral, tendance ouverte-au-dialogue.Je suis la folie de tousEt crève qui ne s'attroupe !Image: Louis Soutter, Sans Dieu.Celui qui se paie de mots et le sait et se le reproche et s’obstine pourtant donc il va nous bassiner encore pas mal sur Internet et environs / Celle que sa lucidité n’éclaire pas forcément les jours impairs / Ceux qui préfèrent ne pas savoir ce qu’ils ignorent au demeurant sans s’en douter / Celui qui se voile la farce / Celle qui évite de se regarder dans le mouroir / Ceux qui n’en sauront jamais assez sur eux-même tant ils sont too much / Celui qui se dévoile au niveau des sous-titres en braille / Celle qui braille quand l’aveugle la pince juste là / Ceux qui préfèrent dire mal voyants pour les aveugles et mal reniflants pour les nez coulants / Celui qui se met au cou le nœud coulant et se dit qu’un chien vaut mieux que deux koalas/ Celle qui affirme qu’elle « travaille sur soi » sans préciser que c’est avec sursis / Ceux qui entendent d’autres mots derrière tes silences qui en disent pourtant long / Celui qui lâche la proie de la réponse pour l’ombre de la question / Celle qui ne se croit dupe de rien sans pouvoir le prouver poil au nez / Ceux qui invoquent la « faute à Rousseau » au motif que lui aussi se branlait dans les jardins publics en mémoire sûrement de Maman / Celle qui se faufile au plus pressé / Ceux qui se confient au moins stressé / Celui qui campe sur ses impositions / Celle qui se la joue Madame Bovary version ça ne trompe personne / Ceux qui se la jouent El Islam autoproclamé au parc Monceau où pullulent les petits infidèles et leur bonnes relapses / Celui qui écrit un roman pour savoir ce qu’il pense / Celle qui se dit plus intelligente que Jean-Paul Sartre sans réaction notable de celui-ci / Ceux qui s’autoproclament Etat islamique du ménage pour y ramener un peu d’ordre quitte à décapiter la pécheresse et ses filles fauteuses de provocations charnelles avec leur nombril à l’air / Celui qui se dit prêt à sodomiser les chrétiens comme c’est recommandé dans le Coran à ce qu’on dit / Celle qui dit tout haut que Marine le Pen est la seule femme qu’elle connaisse qui ait des couilles prouvant en cela que l’homme n’est jamais la femme qu’on croit / Ceux qui se lancent dans un roman à succès explicitement inspiré par le dernier best-seller d’Amélie Nothomb avec une touche de Marc Musso pour le décor et un dialogue à la Gavalda plus un sous-texte incitant à la méditation genre plan de carrière de Carrère qui fasse toucher le particulier à l’universel et tout ça / Celui qui situe le dernier Beigbeder entre Joyce et Kafka mais complètement personnel et même radical si ça se trouve / Celle qui pète plus haut que son Q.I. / Ceux qui ont rencontré Vladimir Nabokov à la laiterie et en font tout un fromage, etc.Le Ramdam d’Antonin Moerine tombera pas dans l’oreille des sourdsDans sa dernière fiction, l’auteur romand joue avec un fait de société (la guerre entre voisins) comme s’y emploient le percutant Ferdinand von Schirach dans ses nouvelles ou le non moins grinçant Ulrich Seidl dans ses films proches du «docu». Où le style, à tout coup, le regard personnel et la patte font office de valeur ajoutée…Les conflits de voisinage ont ceci de particulier, dans la longue histoire des relations humaines, qu’ils prennent souvent, à partir de vétilles, des proportions tellement outrées qu’elles en deviennent irrésistiblement comiques, et La brouille des deux Ivan de Gogol en est la meilleure illustration en littérature. Il y a quelques années de ça, un reportage de la télé romande documentait ce genre de bisbilles dans un contexte de villas Mon rêve où des nains de jardins de nos régions se transformaient soudain en foudres de haine et autres harpies, recourant tantôt à la police et tantôt aux tribunaux pour des questions infimes de pelouses défrisées ou d’arbrisseaux jetant de l’ombre sur le jacuzzi voisin, que c’en était à se tordre de rire. Bref, chacune et chacun connaît ce genre de situations bêtes ou méchantes sans en faire pour autant un plat ou pire: un livre, alors qu’Antonin Moeri s’y accroche, dans Ramdam, avec une sorte de passion vorace qui ne date à vrai dire pas d’hier.De fait celles et ceux qui ont suivi le parcours littéraire de ce nouvelliste mordant (Allegro amoroso ou Le sourire de Mickey) auteur en outre de plusieurs romans décapants travaillant le matériau actuel et le langage des temps qui courent avec une acuité verbale à la Houellebecq, plus ou moins héritier aussi d’un Thomas Bernhard par son usage du sarcasme et de l’humour noir – ceux-là donc auront apprécié (ou pas!) le type d’observations cinglantes, voire désobligeantes, de celui qui représentait son double narrateur en veste de pyjama dans son roman précédent – l’une de ses plus belles réussites. L’homme qui a vu Naïm qui a vu Malik… Or Ramdam développe l’observation du scrutateur en veste de pyjama de façon plus têtue, tonique et panique, et plus «explicite» dans sa façon de traiter un fait de société virant à la tragédie - dans une sorte de rapport à valeur de dénonciation au deuxième degré que le narrateur (on dira l’auteur pour faire simple) dédouble en fiction, mêlant faits possiblement avérés et compléments extrapolésà sa façon; et c’est là que, véritablement, le roman commence.Au départ du «travail» du narrateur, un fait divers relatif au ras-le-bol d’un certain Monsier Tavares, victime d’un voisinage toxique, le porte à imaginer, à partir de documents que lui fournit un certain Naïm sur un cas similaire, une fiction romanesque qui se nourrit de témoignages divers relatifs à la vie quotidienne d’un certain Malik, fils binational d’un Algérien et d’une Suissesse, en butte lui aussi aux débordements sonores de son voisin du dessus, un certain Monsieur Bugnon qui n’aime rien tant que de faire trembler tout l’immeuble en laissant retomber ses haltères sur le sol, ou de forniquer non moins bruyamment, avant de provoquer verbalement son «bougnoule» de voisin à chaque fois qu’il le croise flanqué de son chien Brutus… Pour une «meilleure compréhension»Ainsi le projet du narrateur a-t-il cela de particulier qu’il joue à la fois sur des faits supposés «réels» et toute une série de compléments relevant de la fiction mais qui nous en diront plus sur la situation en cours, les détails s’accumulant sur les composantes du conflit opposant Malik et le redoutable Bugnon, lequel devient un personnage assez représentatif du racisme ordinaire tout en s’humanisant quelque peu sous la plume du romancier, alors que Malik, au contraire, apparaît sous un jour quasi parano qui nuance son statut de victime idéale.Mais à quoi tout cela rime-t-il? N’est-ce pas un jeu équivoque que d’imaginer des situations qui procèdent à la fois d’une réalité sociale avérée et de la fantaisie d’un romancier? Celui-ci ne trahit il pas la «vérité» en soumettant ses personnages au conditionnel de ses conjectures. Ou, tout au contraire, le jeu des suppositions permet-il au romancier, en s’impliquant également lui-même, de participer à une meilleure compréhension de la situation évoquée.Une page intéressante éclaire la démarche à la fois «objective» et non moins «subjective» du narrateur. Celui-ci, plus ou moins en panne sur son «travail», s’accorde une balade au cours de laquelle une rêverie en roue libre l’aidera peut-être à relancer son récit: «Car je m’étais demandé comment persévérer dans cette entreprise, dans cet essai de compréhension (…) Ce que j’ai toujours aimé dans la marche, c’est la délicieuse ivresse qu’elle peut procurer», et de fait la marche vient compléter ici les phrases esquissées entre les quatre murs de sa cellule et voici qu’en pleine nature les images du conflit imaginé s’exacerbent: «Il y a la bête immonde mue par un obscur instinct, l’exécration et la terreur; les foudroyantes agressions, les pulsations de la vue et le chant rauque qui monte le long des tours, la guerre entre voisins», etc. Les faits et le «plus» de la fiction L’usage des faits divers en littérature remonte à la plus haute Antiquité, pourrait-on dire en parodiant le délicieux Alexandre Vialatte, mais les choses ont changé avec la prolifération des journaux populaires, à la fin du XIXe siècle (notamment avec Dostoïevski tirant le polar «métaphysique de Crime et châtiment d’une sordide affaire), et les médias actuels, l’explosion du feuilleton plus ou moins criminel à base sociale ou psychologique rebondissant en séries télévisées auxquelles s’ajoutent de nombreuses docu-fictions parfois supérieures en qualité, tout cela nous incitant à mieux discerner ce qui relève du «photomaton», pure copie du réel, et ce qui, par le style de l’auteur, ressortit à ce qu’on appelle la littérature, sans connotation «élitaire» obligatoire. Mais la patte d’une Patricia Highsmith, ou celle d’un Simenon, dont les romans partent souvent de faits divers, signalent bel et bien une «valeur ajoutée» qui se retrouve, au cinéma, dans les fictions astringentes de l’Autrichien Ulrich Seidl, très proches de docus sociaux en plus carabinées, ou dans les nouvelles de l’auteur allemand Ferdinand von Schirach (Coupables et Crimes), avocat de métier qui «traite» les affaires les plus significatives, et parfois les plus atroces, avec le regard acéré d’un moraliste et le talent d’un vrai conteur.Je tombe enfin, dans le journal de ce matin, sur le compte rendu du procès intenté à une jeune mère qui a étouffé son nouveau-né après avoir dissimulé cette troisième grossesse à son entourage, je vois la scène en tremblant de rage et de compassion mêlées et je me dis: «affreux!», tout en constatant in petto que faire de cette tragédie autre chose qu’un épisode à sensation demandera autant d’empathie que de délicatesse, de lucidité et d’honnêteté… Alors qui s’y collera d’Antonin Moeri, de Ferdinand von Schirach ou du terrible Ulrich Seidl? Défi! Antonin Moeri. Ramdam. Bernard Campiche, 190p.Ferdinand von Schirach, Crimes et Coupabes, Folio et Gallimard.À La Désirade, ce lundi 8 juin. – Ce matin clair me vient l’idée de couper court à toute forme d’amiélisation consistant à noter chaque jour ce qui se passe et ce qui passe ou ne passe pas, avec force détails privés et autres notations météorologiques, comment tout s’enfuit ou perdure, se répète ou pas, la marquise sortie tout à l’heure et moi qui la guette à la fenêtre en me grattant l’omphale - assez de ces selfies à n’en plus finir et de cette littérature tautologique de photomaton, plutôt viser le pot commun et la transmutation des métaux, foin d’idéologie rassurante et tout pour les divines idées…DU VAGUE ET DES SENTIMENTS PRÉCIS. - À ses camarades qui s’invectivaient au nom d’idéologies opposées, les latinistes maurrassiens que figuraient les frères Cingria contre les germanistes fascisants à la Gonzague de Reynold et consorts, Ramuz, invoquant ce qui au contraire rapprochait les uns et les autres, à savoir la sensibilité littéraire et le gout du beau ou du vrai, affirmait que le monde des assertions idéologiquees était celui du vague, pulsions et opinions mêlées en nuages et vapeurs, alors que celui des sentiments imposait naturellement la clarté de l’analyse et la précision des nuances ; et c’est exactement ce que j’observe à tout moment, à l’heure actuelle des théories les plus fumeuses suscitées par la pandémie, où les uns et les autres criant au complot de la partie adverse en appelant spécialistes et scientifiques à la rescousse, lesquels experts brandissent autant d’arguments pour ou contre ; et l’on pourrait étendre l’observation à l’analyse critique des œuvres littéraires ou artistiques, souvent bien plus précise et pénétrante quand elle relève de l’intuition et de la sensibiité, du goût et des associations comparatives, que sous couvert d’autorité supposée scientifique réduisant les objets à la textualité du texte ou à la matérialité du matériau plastique, etc.DE L’ENCHANTEMENT. – Il n’y a pas de formule chimique ni d’équation physique de la joie, me dis-je en écoutant, sur Youtube, six jeunes chanteurs de la compagnie King’singers interpréter a cappella cet extrait de la liturgie de saint Jean de Nicolaï Kedrov (1871-1940) d’une pureté de ligne mélodique et d’une densité polyphonique à tirer des larmes à une statue de pierre les yeux fermés. Le bond et les rebonds de nos petits lascars d’un et trois ans dans l’herbe, sur la terrasse ensoleillée où leurs parents leur ont installé un joli toboggan et une caisse à sable, ou la lecture de quelques pages alertes de Colette, de Roussel ou d’Audiberti, me semblent ressortir à la même nature «divine » que je ressens à vrai dire sans guillemets en mon tréfonds.ÉCOUTER LIRE. – J’ai « lu » des centaines de pages de la Recherche proustienne, ces dernières années, en roulant seul à bord de notre Honda Jazz Hybrid, et c’est avec un bonheur tout particulier que j’y reviens sur le papier, comme si les personnages y trouvaient une nouvelle dimension, et la modulation diverse des voix des lecteurs (le moelleux Michel Lonsdale ou le précieux Guillaume, notamment) y aura sans doute ajouté un quelque chose qui me revient en redécouvrant les dialogues inouîs de ce prodigieux théâtre. Car c'estsurtout cela, en effet, qui ressort de ces lectures variées : c’est le théâtre, la comédie, la drôlerie, la plasticité en quasi 3D des situations qui fait bel et bien de la chronique proustienne un roman projeté dans l’espace, bien plus que Saint-Simon et parfois supérieur, dans sa profondeur de champ et ses variations de voix, au roman de Céline.AD PERSONAM. – X. me signifie son mécontentement à la lecture des pages de ce journal où je fais allusion à lui même sans le citer nommément, et je ne parlerai donc plus de lui (je vais me gêner, tiens…) que sous X. en lui conservant son identité complète dans la partie non publiée de ce même journal.Julien Green a très bien fait la part du privé et du publiable, et je conçois tout à fait le caractère importun de toute mention publique de choses personnelles – j’en serais le premier agacé. Mais l’écrivain est un pillard. Si le cher X. m’invitait chez lui, je m’empresserais de fouiner dans ses affaires dès qu’il aurait le dos tourné, j’ouvrirais ses placards et ses tiroirs, je ferais la liste de ses lectures et si je trouve une chemise à mon goût dans son dressing, en douce je la lui chaparderais. Il paraît que ce genre de kleptomanie relève de la pulsion sexuelle. Tant mieux : c’est avec ça qu’on fait des livres, et X. lui-même, dans ses écrits, ne s’en prive pas quand il pille les cœurs et les secrets de ceux qui l’entourent, etc.Celui qui est sensible à l’érotique des problèmes et autres concepts en formation / Celle qui réfléchit à fleur de pupille / Ceux qui pépient autour de l’ornithologue zaïrois / Celui qui oublie tout ce qu'il note / Celle qui rote à l’instar du lagopède des hauts du val d’Ossola / Ceux qui ajoutent leur mètre cinquante aux 2504 m. du Mont Säntis / Celui qui bifurque à tout moment en esprit quand il fonce en Schuss dans la poudreuse / Celle qui distingue avec obstination ce qui procède de son « moi » et de son « non moi » / Ceux qui opèrent plus ou moins consciemment la fusion entre perception sensorielle directe et conceptualisation des algorithmes / Celui qui passe d’un lobe à l’autre en liftant ses balles mentales / Celle qui a théorisé la radioactivité dans sa cuisine perso / Ceux qui s’en tiennent à l’observation du monde en tant que réalité indépendante du facteur humain / Celui qui se régale de chou vert au Cheval blanc après avoir fait chou blanc au Dragon vert / Celle qui se sent partie prenante d’une forme de cognition à bas bruit / Ceux que préoccupent à la fois une régulation des stocks en circulation conforme à la concurrence loyale et la représentation à l’aquarelle des renoncules / Celui qui reconnaît que son bien-être créatif commence par un bon breakfast / Celle qui recouvre son énergie thermodynamique après un Bircher arrosé de jus de carotte sans gluten / Ceux qu’extasie la somme des verts modulés à la remontée des lacets du Lukmanier en vélocipède / Celui qui découvre le Wohnheim (pension modeste à système de garni) Paradies au détour de la rue des Bouchers / Celle qui se demande où va le tems quand il a passé / Ceux qui estiment que la polysémie du mot « temps » est trop nombreuse et variée pour un seul homme le plus souvent pressé, voire stressé, etc.(Liste établie ce 2 septembre 2020 entre 9h37 et 10h 13 par temps nuageux à couvert et bruine d’humidité fraîchie annonciatrice d’automne à 1111 mètres au-dessus des déchets marins)Cela se sait maintenant de quelques-uns, mais on a garde de ne pas l’ébruiter : pas que ça merde.Quand elle nous a mis au premier rang, les grands, pour nous avoir à l’œil à ce qu’elle disait, et qu’elle a commencé ses fouilles au corps, il y en a qui n’y ont vu que du feu, mais elle a compris que j’avais compris et c’est pourquoi son regard se faisait si grave quand elle m’emmenait derrière le paravent.Du jour où elle a rougi en touchant soudain le manche de couteau que j’avais dans la poche de ma culotte de peau, et que je l’ai fixée aux yeux, elle a deviné que je ne dirais rien, et c’est alors qu’a commencé le jeu de me retenir après les heures de retenue, avec deux autres du même bois serré.Or tu sais que je ne dirai rien, Demoiselle, ça t’es tranquille. Deux des moyens ont cafté à ce qu'on dit, mais quelle preuve en ont-ils ? Et quant à mes deux compères de ruisseau, pas de souci non plus vu que nous venons tous les trois de Soues-dessus.Et de toute façon, Demoiselle, qui prêterait le moindre crédit à trois voyous qui sont pour ainsi dire abonnés à la colle du jeudi ?Le premier mot que m’inspire le nom de Joseph Czapski est celui de reconnaissance, et ceci au triple point de vue de la relation humaine, de la ressaisie du monde par la peinture et de la réflexion sur toutes choses à quoi renvoient son expérience vécue et ses écrits.Le nom de Joseph Czapski, autant que son exceptionnelle destinée, son œuvre de peintre et ses livres restent aujourd’hui relativement méconnus en Europe et dans le monde, si l’on excepte quelques cercles de fervents amateurs en Suisse et en France, et bien sûr en Pologne où il fait pour ainsi dire figure de héros national mais sans que son œuvre de peintre n’ait vraiment été, jusque-là, évaluée à la hauteur qui est la sienne.Est-il exagéré de parler de méconnaissance à propos de la réception de l’œuvre de Joseph Czapski par les milieux de l’art européen de la deuxième moitié du XXe siècle, et particulièrement en France, s’agissant autant des spécialistes plus ou moins avérés du « milieu » que des relais médiatiques ?Je ne le crois pas, et ne prendrai qu’un exemple pour l’illustrer en consultant l’ouvrage, visant les amateurs supposés avisés autant que le grand public, intitulé Dictionnaire amoureux de l’Art moderne et contemporain et signé Pierre Nahon , qui passe pour un connaisseur avéré.Or l’index des noms cités dans ce «dictionnaire» de plus de 600 pages ne réserve aucune place à Czapski, alors qu’y sont célébrés certains des pires faiseurs dûment consacrés par le Marché de l’art et les médias aux ordres, et pire encore: par ceux-là même qui, dans les institutions les plus officielles, seraient censés défendre l’art vivant dont Joseph Czapski, même tout modestement dans sa soupente, fut un représentant combien plus significatif que le très indigent Jeff Koons concélébré de Versailles à Beaubourg, pour ne citer que lui.Cela étant, il serait faux de conclure à l’injustice absolue qu’aurait subie Czapski, d’abord parce que les signes de reconnaissance réelle se sont bel et bien manifestés de son vivant, et ensuite du fait même de son humilité fondamentale et de son refus instinctif de participer à quelque forme que ce soit d’inflation publicitaireQuelques livres, en outre, depuis une quarantaine d’années ont amorcé la défense et l’illustration de l’œuvre du Czapski peintre en ses divers aspects, à commencer par l’ouvrage de Murielle Werner-Gagnebin publié sous le titre de La main et l’espace . Combinant un premier aperçu substantiel de la vie et des vues du peintre à travers les années, en historienne de l’art mais aussi en amie recueillant les propos de l’artiste en son atelier, l’auteure genevoise s’attacha particulièrement à la question du «cadrage» caractéristique d’une partie des tableaux de Czapski, signalant l’originalité de son regard.Tout autre devait être l’approche, en 2003, de Wojciech Karpinski, dans un Portrait de Czapski élargissant et approfondissant, sous ses multiples facettes, la découverte d’un univers à la fois intellectuel et artistique, notamment à la lumière du monumental Journal rédigé quotidiennement par l’exilé de Maisons-Laffitte.Dans la même veine de l’hommage rendu par des proches s’inscrivent les témoignages des écrivains Jil Silberstein, dans ses Lumières de Joseph Czapski , l’auteur incarnant le jeune poète à l’écoute d’un aîné en constante attention, Adam Zagajeswki, dans un chapitre de son Éloge de la ferveur , et Richard Aeschlimann, avec ses Moments partagés s’exprimant en sa double qualité d’artiste-écrivain éclairé par sa pratique personnelle autant que par d’innombrables conversations avec Czapski, et de galeriste défenseur du peintre, au côté de son épouse Barbara, avec une fidélité sans faille.Enfin, et tout récemment, a paru la première grande biographie, aussi fouillée que nourrie de réelle admiration posthume, conçue par le peintre américain Eric Karpeles, tellement impressionné par la figure et l’art de Joseph Czapski qu’il a multiplié, pendant des années, les recherches sur le terrain ponctuées de rencontres, en Pologne ou en France, pour aboutir à deux ouvrages monumentaux, à savoir : Almost nothing, traduit en français sous le titre de Presque rien, et le tout récent Apprenticeship of looking marquant, devant la peinture de Czapski très somptueusement illustrée, la reconnaissance d’un artiste contemporain à son pair disparu.La premier tableau de Czapski que j’ai acquis dans ma vingtaine, représentant six poires cernées de noir sur fond rouge carmin, daté de 1973 mais faisant d’emblée, à mes yeux, figure d’icône profane intemporelle, m’a suivi partout, à travers les années, après qu’il me fut apparu, comme une nouvelle réalité m’a été dévoilée par le regard de Czapski dont je ne cesse de me répéter ce qu’il m’a inspiré dès qu’il m’a été donné de découvrir un premier ensemble de ses œuvres, à savoir que ce que je vois me regarde, et c’est cela que j’aimerais à mon tour, sous le signe de la reconnaissance, m’efforcer d’exprimer.Le monde nous regarde, les gens que nous voyons nous regardent, les objets nous regardent – mais regarder n’est pas seulement voir, c’est garder avec soi, prendre avec. Tel étant le premier enseignement que j’ai tiré en découvrant la peinture de Joseph Czapski.Ce tableau, sans pareil à mes yeux, que je regarde depuis plus de quatre décennies, me tient lieu à la fois de miroir et de fenêtre, de figure de contemplation et de concentré de formes et de couleurs, construit et pioché – c’est Czapski lui-même qui utilise volontiers ce verbe de terrassier ou de jardinier très concret de piocher – au sens d’un travail du matériau pictural –, foison de fines touches dans les trois couleurs dominantes du vert, du rouge et du noir, dont procède le résultat semblant donné de l’apparition.Et j’insiste sur ce terme de résultat, à distinguer d’une donnée immédiate. Le tableau me regarde et c’est un miroir; et regarder suppose alors, de ma part, une approche détaillée de l’objet.M’approchant donc de ces Poires sur fond rouge, probablement encadré à Lausanne puisque le nom de cette ville figure dans l’inscription que je lis au dos du tableau, ce que je voyais, de loin, comme une composition puissamment expressive, mais en somme toute simple puisque réduite à six fruits verts à reflets estompés en valeurs pâlies, disposés sur un guéridon noir adorné de dorures et campé sur deux pieds seuls, se met à vibrer et à exister, je dirais presque à parler différemment à mesure que je regarde le tableau de plus près, lequel de miroir devient fenêtre sur cent, mille nuances colorées apparues à leur tour dans la textures des fruits, le plateau du guéridon noir offrant comme un miroir au fond rouge où scintillent de minuscule points roses ou gris, les multiples noirs à nuances bleues du guéridon aux ornements à la fois précis et vagues dans leur dessin gracieusement esquissé d’un pinceau danseur, bref tout cela frémissant de sensibilité vibratile sur un socle solide évoquant un présentoir plus qu’un meuble fidèlement représenté - sinon pourquoi deux pieds seulement et des fruits pareillement agrandis dans cette espèce de figuration grave et lyrique à la fois où les couleurs de la passion clament leur présence sur la noire base impérieuse et fragile à la fois, ornementée comme la caisse d’un cercueil d’apparat que je dirai plutôt espagnol que flamand, du côté du Goya le plus ardent, autrement dit et sans autre référence : intensément physique et métaphysique.J’ai parlé de résultat à propos de ce tableau qui me regarde le regarder depuis tant d’années, et ce miroir me rappelle certaine intensité grave de mes vingt-cinq ans, et cette fenêtre s’ouvre sur le monde d’un homme de septante-sept ans qui vient à la fois de Cézanne et de Soutine – ce qui est dire aussitôt la tension apparente entre deux contraires -, de Pankiewicz à ses débuts et de Bonnard, mais aussi des jardins de son enfance et des camps de prisonniers, des déserts du Moyen-Orient et des campagnes de France dont certains paysages qu’il en recomposera évoqueront tantôt Vuillard et tantôt Nolde.Cependant l’apparition de ces Poires sur fond rouge n’appelle aucune de ces références picturales de manière explicite, que j’indique juste en sorte de situer, plus qu’une position de Joseph Czapski dans les courants de la peinture européenne du XXe siècle, une série de repères liés à un parcours que le peintre lui-même, dans ses écrits – hautement explicites, ceux-là –, et plus précisément dans les essais de L’œil , ne cesse de commenter au fil d’une espèce de dialogue continu.Czapski néo-impressionniste ? Czapski plutôt expressionniste ? Czapski aux dessins plus proches d’un Daumier que d’un Delacroix ? Czapski peintre du quotidien ? Czapski témoin des gens humbles et des oubliés de la société ? Czapzki paysagiste tendant à l’abstraction lyrique ? Czapski spectateur ou metteur en scène de quel « théâtre du monde » ?À vrai dire, chacune de ces appréciations pourrait se justifier par rapport à tel ou tel moment, à tel ou tel aspect, à telle ou telle solution apportée par l’artiste à tel ou tel problème rencontré au fil de sa quête, mais séparer celle-ci en «genres» ou en «périodes», plus ou moins en résonance avec les mouvements se succédant au XXe siècle, me semble artificiel et par trop académique alors qu’une instance permanente, à caractère ontologique, fonde assurément l’unité de sa démarche d’artiste et d’homme pensant et agissant, qu’on pourrait dire l’attention vive à cela simplement qui est.La véritable situation de Joseph Czapski, me semble-t-il alors, est celle d’un veilleur posté au cœur de l’être.L’apparition de six poires sur un guéridon, disposé lui-même devant l’espèce de toile de fond dont le rouge évoque un rideau de théâtre, ne relève en rien, dans sa finalité essentielle, de l’ornement conventionnel : l’apparition en question procède d’un noyau, me semble-t-il, qui nous permet, le touchant, de toucher en même temps tous les points de la circonférence et donc tous les aspects de la vie et de la quête artistique et spirituelle de Czapski.Ce motif de l’apparition vaut aussi bien pour tous les aspects de la représentation du monde que nous propose le peintre, qu’il s’agisse de portraits, de natures mortes, de scènes de rue ou de cafés, de personnages ou de paysages ; et l’on pourrait dire aussi qu’un choc sensible à caractère immédiatement pictural, cristallisé le plus souvent par la touche colorée d’un objet, est à l’origine de cette apparition ensuite ressaisie et modulée par le jeu des formes.Au début était l’émotion, pourrait-on dire plus simplement encore, réagissant à la surprise d’un regard avant d’être réinvestie en objets qui nous regardent. Celui qui lorsqu’il voit un aigle blanc préfère parler d’un oiseau de couleur / Celle qui ce matin voit tout en gris foncé limite black / Ceux qui préfèrent escalader l’Aiguille verte que le Mourre nègre / Celui qui condamnent fermement la traite des glands / Celle qui change son nom d’Agassiz (raciste genevois notoire) en Ramadan (féministe genevois militant) / Ceux qui rougissent à l’idée d’avoir lu L’amour nègre de Jean-Michel Olivier / Celui qui propose de rebaptiser le Cervin en Black Matter Horn / Celle qui se commande un petit noir avant de passer au blanc cassé / Ceux qui ne voient en Shylock qu’un sioniste masqué / Celle qui s’insurge contre le caractère exclusivement hétéro de Roméo et Juliette dont on sait par ailleurs que l’auteur était le Polanski de son époque / Ceux qui font un remake de l’affaire Dreyfus sans juif et avec message positif / Celui qui fait son coming out de métis bisexuel monoparental grand lecteur d’Annie Ernaux et des magazines souverainistes ni de gauche ni de droite / Celle qui reprend un peu de blanche dans sa villa du Cap Nègre / Ceux qui exploitent la houille blanche du Niger / Celui dont la fille Céline a pris le prénom de Louis-Ferdinand pour signer son récit de vie de trans assumant son hypersensibilité virile / Celle qui annote les copies de ses élèves qu’elle a confrontés au sous-texte raciste des Petites filles modèles / Ceux qui sur Facebook se disent fiers d’être nègres au risque de passer pour des suprématistes blancs , etc.

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